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C’est à cause de toute la lumière qui jaillit de ses yeux, de sa peau, de ses cheveux, la lumière presque surnaturelle. Derrière elle vient l’étrange garçon maigre, dans ses habits d’homme, pieds nus dans ses chaussures de cuir noir. Ses cheveux noirs et longs entourent son visage triangulaire aux joues creuses, aux yeux enfoncés. Il va en arrière, sans bouger les bras, silencieux, un peu de travers comme les chiens peureux. Les gens aussi le regardent avec étonnement, comme s’il était une ombre détachée d’un corps. La peur se lit sur son visage, mais il essaie de la cacher avec un drôle de sourire dur qui ressemble plutôt à une grimace.

Parfois, Lalla se retourne, elle lui fait un petit signe, ou elle le prend par la main :

« Viens ! »

Mais le jeune garçon se laisse bien vite distancer. Quand ils sont à nouveau dehors, dans la rue, dans le soleil et le vent, Lalla lui demande :

« Tu as faim ? »

Radicz la regarde avec des yeux brillants, fiévreux.

« On va manger », dit Lalla. Elle montre ce qui reste de la poignée de billets froissés dans la poche de sa salopette neuve.

Le long des grandes avenues rectilignes, les gens marchent, les uns vite, les autres lentement, en traînant les pieds. Les autos roulent toujours le long des trottoirs, comme si elles guettaient quelque chose, quelqu’un, une place pour se garer. Il y a des martinets dans le ciel sans nuages, ils descendent les vallées des rues en poussant des cris stridents. Lalla est contente de marcher, comme cela, en tenant la main de Radicz, sans rien dire, comme s’ils allaient vers l’autre bout du monde pour ne plus jamais revenir. Elle pense aux pays qu’il y a de l’autre côté de la mer, les terres rouges et jaunes, les noirs rochers debout dans le sable, comme des dents. Elle pense aux yeux de l’eau douce ouverts sur le ciel, et au goût du chergui, qui soulève la peau de la poussière et fait avancer les dunes. Elle pense encore à la grotte du Hartani, en haut de la falaise, là où elle a vu le ciel, rien que le ciel. Maintenant c’est comme si elle marchait vers ce pays, le long des avenues, comme si elle retournait. Les gens s’écartent sur leur passage, les yeux étrécis par la lumière, sans comprendre. Elle passe devant eux sans les voir, comme à travers un peuple d’ombres. Lalla ne parle pas. Elle serre très fort la main de Radicz, elle va droit devant elle, dans la direction du soleil.

Quand ils arrivent à la mer, le vent souffle plus fort, bouscule. Les autos klaxonnent avec violence, prises dans les embouteillages du port. De nouveau, la peur se lit sur le visage de Radicz, et Lalla tient sa main bien serrée, pour le rassurer. Il ne faut pas qu’elle hésite, sinon l’ivresse du vent et de la lumière va partir, les laisser à eux-mêmes, et ils n’auront plus le courage d’être libres.

Ils marchent le long des quais, sans regarder les bateaux dont les mâts résonnent. Les reflets de l’eau dansent sur la joue de Lalla, font briller sa peau de cuivre, ses cheveux. La lumière est rouge autour d’elle, d’un rouge de braise. Le jeune garçon la regarde, il laisse entrer en lui la chaleur qui sort de Lalla, qui l’enivre. Son cœur bat avec force, résonne dans ses tempes, dans son cou.

Maintenant apparaissent les hauts murs blancs, les vitres larges du grand restaurant. C’est là qu’elle veut aller. Au-dessus de la porte, il y a des mâts avec des drapeaux de couleur qui claquent dans le vent. Lalla connaît bien cette maison, il y a longtemps qu’elle la voit de loin, très blanche, avec ses grandes vitres qui renvoient les éclairs du soleil couchant.

Elle entre sans hésiter, en poussant la porte de verre. La grande salle est sombre, mais sur les tables rondes, les nappes font des taches éblouissantes. En un instant, Lalla voit tout, distinctement : les bouquets de fleurs roses dans des vases de cristal, les couverts en argent, les verres à facettes, les serviettes immaculées, puis les chaises couvertes de velours bleu marine, et le parquet de bois ciré où passent les garçons vêtus de blanc. C’est irréel et lointain, et pourtant c’est ici qu’elle entre, en marchant lentement et sans bruit sur le parquet, et tenant très fort la main de Radicz le mendiant.

« Viens », dit Lalla. « On va s’asseoir là-bas. »

Elle montre une table, près d’une grande fenêtre. Ils traversent la salle du restaurant. Autour des tables rondes, les hommes, les femmes relèvent la tête au-dessus de leur assiette et s’arrêtent de mâcher, de parler. Les garçons restent en suspens, la cuiller plongée dans le plat de riz, ou la bouteille de vin blanc inclinée un peu, laissant couler dans le verre un filet très mince qui s’effiloche comme une flamme en train de s’éteindre. Puis Lalla et Radicz s’assoient devant la table ronde, chacun d’un côté de la belle nappe blanche, séparés par un bouquet de roses. Alors les gens recommencent à mâcher, à parler, mais plus bas, et le vin recommence à couler, la cuiller sert le riz, et les voix chuchotent un peu, couvertes par le brouhaha des autos qui passent devant les larges vitres comme de monstrueux poissons d’aquarium.

Radicz n’ose pas regarder autour de lui. Il regarde seulement le visage de Lalla, de toutes ses forces. Il n’a jamais vu de visage plus beau, plus clair. La lumière de la fenêtre illumine les lourds cheveux noirs, fait une flamme autour du visage de Lalla, sur son cou, sur ses épaules, jusque sur ses mains posées à plat sur la nappe blanche. Les yeux de Lalla sont pareils à deux silex, couleur de métal et de feu, et son visage est pareil à un masque de cuivre lisse.

Un homme de haute stature est debout devant leur table. Il est vêtu d’un complet noir, et sa chemise est aussi blanche que les nappes des tables. Il a une grosse figure ennuyée et molle, avec une bouche sans lèvres. Justement, il va ouvrir la bouche pour dire aux deux enfants de partir tout de suite, et sans faire d’histoires, quand son regard triste rencontre celui de Lalla, et d’un coup il oublie ce qu’il allait dire. Le regard de Lalla est dur comme le silex, plein d’une telle force que l’homme en noir doit détourner les yeux. Il fait un pas en arrière, comme s’il allait partir, puis il dit, d’une drôle de voix qui s’étrangle un peu :

« Vous… Vous voulez boire quelque chose ? »

Lalla le regarde toujours fixement, sans ciller.

« Nous avons faim », dit-elle seulement. « Apportez-nous à manger. »

L’homme en noir s’éloigne et revient avec la carte, qu’il dépose sur la table. Mais Lalla rend le carton, et ses yeux ne cessent pas de fixer ceux de l’homme. Peut-être que tout à l’heure, il se souviendra de sa haine, et qu’il aura honte de sa peur.

« Donnez-nous la même chose qu’à eux », commande Lalla. Elle montre le groupe à la table voisine, ceux qui les observent de temps à autre par-dessus leurs lunettes en se retournant à demi.

L’homme va parler à un des garçons qui vient en poussant un petit chariot chargé de plats de toutes les couleurs. Sur les assiettes, le garçon dépose des tomates, des feuilles de laitue, des filets d’anchois, des olives et des câpres, des pommes de terre froides, des œufs en poussière jaune, et beaucoup d’autres choses encore. Lalla regarde Radicz qui mange vite, penché sur son assiette comme un chien en train de ronger, et elle a envie de rire.

La lumière et le vent continuent à danser pour elle, même ici, au-dessus des verres et des assiettes, sur les miroirs des murs, sur les bouquets de fleurs. Les plats arrivent les uns après les autres sur la table, énormes, flamboyants, pleins de toutes sortes de mets que Lalla ne connaît pas : poissons nageant dans des sauces orange, monticules de légumes, assiettes de rouge, de vert, de brun couvertes d’un dôme d’argent que Radicz soulève pour humer les odeurs. Le maître d’hôtel cérémonieusement leur verse un vin couleur d’ambre, puis, dans un autre verre large et léger, un vin couleur de rubis, presque noir. Lalla trempe ses lèvres dans le breuvage, mais c’est la couleur qu’elle boit plutôt, en la regardant en transparence. C’est la lumière qui les enivre plus que le vin, et les couleurs et les odeurs de la nourriture. Radicz mange vite, de tout à la fois, et il boit l’un après l’autre les verres de vin. Mais Lalla ne mange presque pas ; elle regarde seulement le jeune garçon en train de manger, et les autres personnes, dans la salle, qui sont comme figées devant leurs assiettes. Le temps s’est ralenti, ou bien c’est son regard qui immobilise, avec la lumière. Dehors, les autos continuent de rouler devant les vitres, et on voit la couleur grise de la mer entre les bateaux.