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Quand Radicz a fini de manger tout ce qu’il y a dans les plats, il s’essuie la bouche avec la serviette, et il s’appuie sur le dossier de sa chaise. Il est un peu rouge, et ses yeux brillent fort.

« C’était bon ? » demande Lalla.

« Oui », dit simplement Radicz. Il a un peu le hoquet, tellement il a mangé. Lalla lui fait boire un verre d’eau et lui dit de la regarder dans les yeux jusqu’à ce que son hoquet soit passé.

Le gros homme en noir s’approche de leur table.

« Café ? »

Lalla secoue la tête. Quand le maître d’hôtel apporte l’addition sur un plateau, Lalla la lui tend.

« Lisez-la. »

Elle sort de la poche de son manteau la liasse de billets froissés, et elle les déplie l’un après l’autre, sur la nappe. Le maître d’hôtel prend l’argent. Il va s’en aller, puis il se ravise.

« Il y a un monsieur qui voudrait vous parler, à la table, là-bas, près de la porte. »

Radicz prend Lalla par le bras, la tire violemment.

« Viens, on s’en va d’ici ! »

Quand elle s’approche de la porte, Lalla voit à la table voisine un homme d’une trentaine d’années, l’air un peu triste. Il se lève et vient vers elle. Il bafouille.

« Je, excusez-moi, de vous aborder comme cela, mais je — »

Lalla le regarde bien en face, en souriant.

« Voilà, je suis photographe, et j’aimerais bien faire des photos de vous, quand vous voudrez. »

Comme Lalla ne répond pas, et continue à sourire, il s’embrouille de plus en plus.

« C’est parce que — je vous aie vue, là, tout à l’heure, quand vous êtes entrée dans le restaurant et c’était — c’était extraordinaire, vous êtes — C’était vraiment extraordinaire. »

Il sort un crayon à bille de la poche de son veston, et il écrit vite son adresse et son nom sur un bout de papier. Mais Lalla secoue la tête et ne prend pas le papier.

« Je ne sais pas lire », dit-elle.

« Alors dites-moi où vous habitez ? » demande le photographe. Il a des yeux bleu-gris, très tristes et humides comme les yeux des chiens. Lalla le regarde avec ses yeux pleins de lumière, et l’homme cherche encore quelque chose à dire.

« J’habite à l’hôtel Sainte-Blanche », dit Lalla. Et elle s’en va très vite.

Dehors, Radicz le mendiant l’attend. Le vent rabat ses cheveux longs sur son visage maigre. Il n’a pas l’air content. Quand Lalla lui parle, il hausse les épaules.

Ensemble, ils marchent jusqu’à la mer, sans savoir où ils vont. Ici, la mer n’est pas comme la plage de Naman le pêcheur. C’est un grand mur de ciment qui longe la côte, accroché aux rochers gris. Les vagues courtes cognent dans les creux des rochers en faisant des explosions ; l’écume monte comme un brouillard. Mais c’est bien, Lalla aime passer sa langue sur ses lèvres et sentir le goût du sel. Avec Radicz, elle descend au milieu des rochers, jusqu’à une anfractuosité à l’abri du vent. Le soleil brûle très fort à cet endroit, il brille sur la mer, au large, et sur les rochers salés. Après le bruit de la ville, et après toutes ces odeurs bizarres du restaurant, c’est bien d’être ici, avec rien d’autre devant soi que la mer et le ciel. Un peu à l’ouest, il y a des îlots, quelques rochers noirs qui sortent de la mer comme des baleines — c’est Radicz qui dit cela. Il y a aussi de petits bateaux avec une grande voile blanche, et on dirait des jouets d’enfant.

Quand le soleil commence à baisser dans le ciel, et que la lumière s’adoucit, sur les vagues, sur les rochers, et que le vent aussi souffle moins fort, cela donne envie de rêver, de parler. Lalla regarde les minuscules plantes grasses qui sentent le miel et le poivre ; elles tremblent à chaque rafale de vent, dans les creux des rochers gris, devant la mer. Elle pense qu’elle voudrait devenir si petite qu’elle pourrait vivre dans un bosquet de ces petites plantes ; alors elle habiterait dans un trou de rocher, et une seule goutte d’eau suffirait à lui donner à boire pour un jour, et une seule miette de pain suffirait à lui donner à manger pour deux jours.

Radicz sort de la poche de son vieux veston marron un paquet de cigarettes un peu abîmé, et il en donne une à Lalla. Il dit qu’il ne fume jamais devant les autres, mais seulement quand il est dans un endroit qu’il aime. Il dit qu’avec Lalla, c’est la première fois qu’il fume devant quelqu’un. Ce sont des cigarettes américaines avec un morceau de carton et de coton à un bout, et qui sentent une odeur de miel écœurante. Ils fument tous les deux lentement, en regardant devant eux la mer. Le vent chasse la fumée bleue.

« Tu veux que je te raconte l’endroit où j’habite, là-bas, du côté des réservoirs ? »

La voix de Radicz est toute changée, maintenant, un peu rauque, comme si l’émotion lui serrait la gorge. Il parle sans regarder Lalla, en fumant la cigarette jusqu’à ce qu’elle brûle ses lèvres et le bout de ses doigts.

« Avant, je n’habitais pas avec le patron, tu sais. J’habitais avec mon père et ma mère dans une caravane, on allait de foire en foire, on avait un stand de tir, enfin, pas avec des carabines, avec des boules et des boîtes de conserve. Et puis mon père est mort, et comme on était nombreux et qu’on n’avait pas assez d’argent, ma mère m’a vendu au patron et je suis venu habiter ici, à Marseille. Au début, je ne savais pas que ma mère m’avait vendu, mais un jour, j’ai voulu m’en aller, et le patron m’a rattrapé et il m’a battu, et il m’a dit que je ne pouvais plus retourner avec ma mère parce qu’elle m’avait vendu et que maintenant c’était lui qui était devenu comme mon père, alors après cela, je ne suis plus parti de chez lui, parce que je ne voulais plus voir ma mère. Au début, j’étais très triste, parce que je ne connaissais personne, et j’étais tout seul. Mais après je me suis habitué, parce que le patron est gentil, il nous donne tout ce qu’on veut à manger, et ça valait mieux pour moi que de rester avec ma mère puisqu’elle ne voulait plus s’occuper de moi. On était six garçons avec le patron, enfin sept au début, et il y en a un qui est mort, il a eu une pneumonie et il est mort tout de suite. Alors on allait s’asseoir aux endroits que le patron avait payés, et on mendiait, et on ramenait l’argent le soir, on en gardait un peu, et le reste c’était pour le patron, il achetait la nourriture avec. Le patron nous disait toujours de faire attention à ne pas se faire ramasser par la police, parce qu’autrement on irait à l’assistance publique, et que lui ne pourrait pas nous sortir de là. On ne restait jamais très longtemps au même endroit à cause de ça, et le patron nous emmenait ensuite ailleurs. On a habité d’abord dans un hangar, au nord, et puis on a eu une caravane comme celle de mon père, et on allait camper avec les gitans dans les terrains, à la sortie de la ville. Maintenant, on a une grande maison pour nous tous, juste avant les réservoirs, et il y a d’autres enfants, ils travaillent pour un patron qui s’appelle Marcel, et il y a Anita avec d’autres enfants aussi, deux garçons et trois filles, je crois que la plus grande est vraiment sa fille. On travaille du côté de la gare, mais pas tous les jours, pour ne pas se faire repérer, et on va aussi sur le port, et puis sur le cours Belsunce, ou sur la Canebière. Mais maintenant le patron dit que je suis trop vieux pour mendier, il dit que ça c’est bon pour les petits, et pour les filles, mais il veut que je travaille sérieusement, il m’apprend à piquer dans les poches, dans les magasins, dans les marchés. Tiens, tu vois, ce complet veston, cette chemise, ces chaussures, tout ça il l’a piqué pour moi dans un magasin, pendant que je faisais le guet. Tout à l’heure, si tu avais voulu, tu aurais pu partir avec tes nippes pour rien, c’est facile, tu n’avais qu’à choisir, et moi je te les faisais passer, je connais les trucs. Par exemple, pour les portefeuilles, il faut être deux, il y en a un qui prend et il passe tout de suite à l’autre, pour ne pas se faire prendre avec. Le patron dit que je suis doué pour ce métier, parce que j’ai les mains longues et souples. Il dit que c’est bien pour faire de la musique ou pour voler. Maintenant, on est trois à faire ça, avec la fille d’Anita, on visite les super, un peu partout. Quelquefois, le patron dit à Anita, allez, on va faire les courses au supermarché, alors il prend deux garçons, et quelquefois la fille d’Anita et un garçon, eh bien, le garçon c’est toujours moi. Tu sais, les super, c’est très grand, il y a tellement d’allées que tu peux te perdre, avec des choses à manger, des vêtements, des chaussures, des savons, des disques, tout. Alors, à deux, on travaille vite. On a un sac à double fond pour les choses les plus petites, pour les choses à manger, et le reste c’est Anita qui le met sur son ventre, elle a un truc rond qu’elle met sous sa robe comme si elle était enceinte, et le patron, lui, il a un imperméable avec des poches partout à l’intérieur, alors on ramasse tout ce qu’on veut et on s’en va ! Tu sais, au début, j’avais peur de me faire pincer, mais ce qu’il faut, c’est choisir le bon moment, et ne pas hésiter. Si tu hésites, tu te fais repérer par les surveillants. Maintenant, je reconnais très bien les surveillants, même de très loin, ils ont tous la même façon de marcher, de regarder du coin de l’œil, je pourrais les reconnaître à un kilomètre. Moi, ce que je préfère, c’est travailler dans la rue, avec les bagnoles. Le patron dit qu’il va m’apprendre à travailler sur les bagnoles, c’est sa spécialité. Quelquefois, il va en ville, et il ramène une auto pour que je puisse m’entraîner. Il m’a appris à ouvrir les serrures avec un fil de fer, ou bien avec une fausse clé. La plupart des bagnoles, tu peux les ouvrir avec une fausse clé. Après, il m’apprend à tirer les fils sous le tableau, et à débloquer l’antivol. Mais il dit que je suis trop jeune pour conduire. Alors je prends ce qu’il y a dans les autos, il y a souvent des tas de choses dans la boîte à gants, des carnets de chèques, des papiers, même de l’argent, et sous les sièges, des appareils de photo, des postes de radio. Moi j’aime bien travailler très tôt le matin, tout seul, quand il n’y a personne dans les rues, juste un chat de temps en temps, et j’aime bien voir le soleil se lever, et le ciel bien propre le matin. Le patron veut que j’apprenne aussi à faire les serrures des portes des maisons, les villas riches, par ici, près de la mer, il dit qu’à deux, on pourrait faire du bon boulot, parce qu’on est légers et qu’on sait bien grimper aux murs. Alors il nous apprend les trucs, pour ouvrir les serrures, et aussi les fenêtres. Lui, il ne veut plus le faire, il dit qu’il est trop vieux et qu’il ne pourrait plus courir s’il le fallait, mais ça n’est pas pour ça, c’est parce qu’il a déjà été pris une fois et que ça lui fait peur. Je suis allé déjà une fois, avec un type qui s’appelle Rito, il est plus vieux que moi, il a travaillé autrefois pour le patron et il m’a emmené avec lui. On est allé dans une rue, près du Prado, il avait repéré une maison, il savait qu’il n’y avait personne. Moi je ne suis pas entré, je suis resté dans le jardin pendant que Rito déménageait tout ce qu’il pouvait, ensuite on a tout transporté jusqu’à la voiture où le patron attendait. J’ai eu peur, parce que c’est moi qui suis resté dans le jardin à faire le guet, et je crois que j’aurais eu moins peur si j’étais entré dans la maison pour travailler. Mais il faut savoir tout avant de commencer, sinon on se fait prendre. Pour entrer, d’abord, il faut savoir trouver la bonne fenêtre, et puis grimper, sur un arbre, ou bien avec la gouttière. Il ne faut pas avoir le vertige. Et puis il ne faut pas s’affoler, si les flics arrivent, il faut rester immobile, ou se cacher sur le toit, parce que si tu pars en courant, on te rattrape en cinq sec. Alors le patron il nous montre tout ça, chez nous, à l’hôtel, il nous fait escalader la maison, il nous fait marcher sur le toit la nuit, il nous apprend même à sauter comme les parachutistes, ça s’appelle faire un roulé-boulé. Mais il dit qu’on ne va pas rester indéfiniment là, qu’on va acheter une caravane, et partir pour l’Espagne. Moi j’aimerais mieux aller vers Nice, mais je crois que le patron préfère l’Espagne. Tu ne veux pas venir avec nous ? Tu sais, je dirais au patron que tu es une amie, il ne te demandera rien, je lui dirais seulement que tu es mon amie, et que tu vas vivre avec nous dans la caravane, ça serait bien. Peut-être que tu pourrais apprendre aussi à travailler dans les magasins, ou bien on pourrait faire les bagnoles ensemble, chacun son tour, comme ça les gens ne se méfieraient pas ? Tu sais, Anita est très gentille, je suis sûr que tu l’aimerais bien, c’est une femme avec des cheveux blonds et des yeux bleus, personne ne veut croire que c’est une gitane. Si tu venais avec nous, ça me serait égal de ne pas aller à Nice, ça me serait égal d’aller en Espagne, n’importe où… »