Mais qui est Hawa ? Chaque jour, quand elle se réveille, dans le grand living-room gris-blanc où elle dort sur un matelas pneumatique, à même le sol, elle va se laver dans la salle de bains sans bruit, puis elle sort par la fenêtre, et elle s’en va à travers les rues du quartier, au hasard, elle marche jusqu’à la mer. Le photographe se réveille, il ouvre les yeux, mais il ne bouge pas, il fait comme s’il n’avait rien entendu, pour ne pas déranger Hawa. Il sait qu’elle est comme cela, qu’il ne faut pas essayer de la retenir. Simplement, il laisse la fenêtre ouverte, pour qu’elle puisse entrer, comme un chat.
Quelquefois elle ne rentre qu’à la nuit. Elle se glisse à l’intérieur de l’appartement par la fenêtre. Le photographe l’entend ; il sort de son laboratoire et il va s’asseoir à côté d’elle dans le living-room, pour lui parler un peu. Il est toujours ému quand il la voit, parce que son visage est si plein de lumière et de vie, et il cligne un peu les yeux parce qu’en venant de l’ombre du laboratoire, il est ébloui. Il croit toujours qu’il a beaucoup de choses à lui dire, mais quand Hawa est devant lui, il ne sait plus ce qu’il voulait raconter. C’est elle qui parle, elle raconte ce qu’elle a vu, ce qu’elle a entendu, dans les rues, et elle mange un peu en parlant, du pain qu’elle a acheté, des fruits, des dattes qu’elle ramène chez le photographe par kilos.
Le plus extraordinaire de tout cela, ce sont les lettres : elles arrivent de tous les côtés, qui portent le nom de Hawa sur l’enveloppe. Ce sont les journaux de mode, les magazines qui les font suivre, en ajoutant le nom du photographe et son adresse. Lui, est à la fois heureux et inquiet de recevoir toutes ces lettres. Hawa lui demande de les lire, et elle écoute tout le temps avec la tête un peu penchée de côté, en buvant du thé à la menthe (maintenant la cuisinette du photographe est pleine de boîtes de gunpowder et de thé au jasmin, et de petits paquets de menthe). Les lettres disent quelquefois des choses extraordinaires, des choses très bêtes qu’écrivent des jeunes filles qui ont vu la photo de Hawa quelque part et qui lui parlent comme si elles la connaissaient depuis toujours. Ou bien des lettres de jeunes garçons qui sont tombés amoureux d’elle, et qui disent qu’elle est belle comme Néfertiti ou comme une princesse inca, et qu’ils aimeraient bien la rencontrer un jour.
Lalla se met à rire :
« Quels menteurs ! »
Quand le photographe lui montre les photos qu’il vient de faire, Hawa avec ses yeux en amande, brillants comme des gemmes, et sa peau couleur d’ambre, pleine d’étincelles de lumière, et ses lèvres au sourire un peu ironique, et son profil aigu, Lalla Hawa se met à rire encore, elle répète :
« Quel menteur ! Quel menteur ! »
Parce qu’elle pense que ça ne lui ressemble pas.
Il y a aussi des lettres sérieuses, qui parlent de contrats, d’argent, de rendez-vous, de défilés de mode. C’est le photographe qui décide tout, qui s’occupe de tout. Il téléphone aux couturiers, il note les rendez-vous sur son agenda, il signe les contrats. C’est lui qui choisit les modèles, les couleurs, qui décide de l’endroit où on fera les photos. Puis il emmène Hawa dans sa camionnette Volkswagen rouge, et ils s’en vont très loin, là où il n’y a plus de maisons, rien que des collines grises couvertes de broussailles épineuses, ou bien dans le delta du grand fleuve, sur les plages lisses des marécages, là où le ciel et l’eau sont de la même couleur.
Lalla Hawa aime bien voyager dans la camionnette du photographe. Elle regarde le paysage glisser autour des vitres, la route noire qui sinue vers elle, les maisons, les jardins, les friches qui se défont sur le côté, qui s’en vont. Les gens sont debout au bord de la route, ils regardent d’un air vide, comme dans un rêve. C’est un rêve peut-être que vit Lalla Hawa, un rêve où il n’y a plus vraiment de jour ni de nuit, plus de faim ni de soif, mais le glissement des paysages de craie, de ronces, les carrefours des routes, les villes qui passent, avec leurs rues, leurs monuments, leurs hôtels.
Le photographe ne cesse pas de photographier Hawa. Il change d’appareil, il mesure la lumière, il appuie sur la détente. Le visage de Hawa est partout, partout. Il est dans la lumière du soleil, allumé comme une gloire dans le ciel d’hiver, ou bien au cœur de la nuit, il vibre dans les ondes des postes de radio, dans les messages téléphoniques. Le photographe s’enferme tout seul dans son laboratoire, sous la petite lampe orange, et il regarde indéfiniment le visage qui prend forme sur le papier dans le bain d’acide. D’abord les yeux, immenses, taches qui s’approfondissent, puis les cheveux noirs, la courbe des lèvres, la forme du nez, l’ombre sous le menton. Les yeux regardent ailleurs, comme fait toujours Lalla Hawa, ailleurs, de l’autre côté du monde, et le cœur du photographe se met à battre plus vite, chaque fois, comme la première fois qu’il a capté la lumière de son regard, au restaurant des Galères, ou bien quand il l’a retrouvée, plus tard, au hasard des escaliers de la vieille ville.
Elle lui donne sa forme, son image, rien d’autre. Parfois le contact de la paume de sa main, ou l’étincelle électrique quand ses cheveux frôlent son corps, et puis son odeur, un peu âcre, un peu piquante comme l’odeur des agrumes, et le son de sa voix, son rire clair. Mais qui est-elle ? Peut-être qu’elle n’est que le prétexte d’un rêve, qu’il poursuit dans son laboratoire obscur avec ses appareils à soufflet, et les lentilles qui agrandissent l’ombre de ses yeux, la forme de son sourire ? Un rêve qu’il fait avec les autres hommes, sur les pages des journaux et sur les photos glacées des magazines.
Il emmène Hawa en avion jusqu’à la ville de Paris, ils roulent en taxi sous le ciel gris, le long du fleuve Seine, vers les rendez-vous d’affaires. Il prend des photos sur les quais du fleuve boueux, sur les grandes places, sur les avenues sans fin. Il photographie sans se lasser le beau visage couleur de cuivre où la lumière glisse comme de l’eau. Hawa vêtue d’une combinaison de satin noir, Hawa vêtue d’un imperméable bleu de nuit, les cheveux tressés en une seule natte épaisse. Chaque fois que son regard rencontre celui de Hawa, cela lui fait un pincement au cœur, et c’est pour cela qu’il se hâte de prendre des photos, toujours davantage de photos. Il avance, il recule, il change d’appareil, il met un genou par terre. Lalla se moque de lui :
« On dirait que tu danses. »
Il voudrait se mettre en colère, mais c’est impossible. Il essuie son front mouillé de sueur, son arcade sourcilière qui glisse contre le viseur. Puis, tout d’un coup, Lalla sort du champ de lumière, parce qu’elle est fatiguée d’être photographiée. Elle s’en va. Lui, pour ne pas ressentir le vide, va continuer à la regarder encore pendant des heures, dans la nuit du laboratoire improvisé dans la salle de bains de sa chambre d’hôtel, attendant en comptant les coups de son cœur que le beau visage apparaisse dans le bac d’acide, surtout le regard, la lumière profonde qui jaillit des yeux obliques, la lumière couleur d’ombre. Du plus loin, comme si quelqu’un d’autre, de secret, regardait par ces pupilles, jugeait en silence. Et puis ce qui vient ensuite, lentement, pareil à un nuage qui se forme, le front, la ligne des pommettes hautes, le grain de la peau cuivrée, usée par le soleil et par le vent. Il y a quelque chose de secret en elle, qui se dévoile au hasard sur le papier, quelque chose qu’on peut voir, mais jamais posséder, même si on prenait des photographies à chaque seconde de son existence, jusqu’à la mort. Il y a le sourire aussi, très doux, un peu ironique, qui creuse les coins des lèvres, qui rétrécit les yeux obliques. C’est tout cela que le photographe voudrait prendre, avec ses appareils de photo, puis faire renaître dans l’obscurité de son laboratoire. Quelquefois, il a l’impression que cela va apparaître réellement, le sourire, la lumière des yeux, la beauté des traits. Mais cela ne dure qu’un très bref instant. Sur la feuille de papier plongée dans l’acide, le dessin bouge, se modifie, se trouble, se couvre d’ombre, et c’est comme si l’image effaçait la personne en train de vivre.