Выбрать главу

Peut-être que c’est ailleurs que dans l’image ? Peut-être que c’est dans la démarche, dans le mouvement ? Le photographe regarde les gestes de Lalla Hawa, sa façon de s’asseoir, de bouger les mains, avec la paume ouverte, formant une ligne courbe parfaite depuis la saignée du coude jusqu’au bout des doigts. Il regarde la ligne de la nuque, le dos souple, les mains et les pieds larges, les épaules, et la lourde chevelure noire aux reflets cendrés, qui tombe en boucles épaisses sur les épaules. Il regarde Lalla Hawa, et c’est comme si, par instants, il apercevait une autre figure, affleurant le visage de la jeune femme, un autre corps derrière son corps ; à peine perceptible, léger, passager, l’autre personne apparaît dans la profondeur, puis s’efface, laissant un souvenir qui tremble. Qui est-ce ? Celle qu’il appelle Hawa, qui est-elle, quel nom porte-t-elle vraiment ?

Quelquefois, Hawa le regarde, ou bien elle regarde les gens, dans les restaurants, dans les halls des aéroports, dans les bureaux, elle les regarde comme si ses yeux allaient simplement les effacer, les faire retourner au néant auquel ils doivent appartenir. Quand elle a ce regard étrange, le photographe ressent un frisson, comme un froid qui entre en lui. Il ne sait pas ce que c’est. C’est peut-être l’autre être qui vit en Lalla Hawa a qui regarde et qui juge le monde, par ses yeux, comme si à cet instant tout cela, cette ville géante, ce fleuve, ces places, ces avenues, tout disparaissait et laissait voir l’étendue du désert, le sable, le ciel, le vent.

Alors le photographe emmène Hawa dans les endroits qui ressemblent au désert ; les grandes plaines caillouteuses, les marais, les esplanades, les terrains vagues. Pour lui, Hawa marche dans la lumière du soleil, et son regard balaie l’horizon comme celui des oiseaux de proie, à la recherche d’une ombre, d’une silhouette. Elle regarde un long moment, comme si elle cherchait vraiment quelqu’un ; puis elle reste immobile sur son ombre, tandis que le photographe commence à photographier.

Que cherche-t-elle ? Que veut-elle de la vie ? Le photographe regarde ses yeux, son visage, et il sent la profondeur de l’inquiétude derrière la force de sa lumière. Il y a aussi la méfiance, l’instinct de fuite, cette sorte de drôle de lueur qui traverse par instants les yeux des animaux sauvages. Elle le lui a dit, un jour, alors qu’il s’y attendait, elle lui a parlé doucement de l’enfant qu’elle porte en elle, qui arrondit son ventre et gonfle ses seins, et :

« Un jour, tu sais, je m’en irai, je partirai, et il ne faudra pas essayer de me retenir, parce que je partirai pour toujours… »

Elle ne veut pas d’argent, cela ne l’intéresse pas. Chaque fois que le photographe lui donne de l’argent — le prix des heures de pose — Hawa prend les billets de banque, en choisit un ou deux, et elle lui rend le reste. Quelquefois, même, c’est elle qui lui donne de l’argent, des poignées de billets et de pièces qu’elle sort de la poche de sa salopette, comme si elle ne voulait rien garder pour elle.

Ou bien elle parcourt les rues de la ville, à la recherche des mendiants aux coins des murs, et elle leur donne l’argent, par poignées de pièces aussi, en appuyant bien sa main dans la leur pour qu’ils ne perdent rien. Elle donne de l’argent aux gitanes voilées qui errent pieds nus dans les grandes avenues, et aux vieilles femmes en noir accroupies à l’entrée des bureaux de poste ; aux clochards allongés sur les bancs, dans les squares, et aux vieux qui fouillent dans les poubelles des riches, à la nuit tombante. Tous, ils la connaissent bien, et quand ils la voient arriver, ils la regardent avec des yeux qui brillent. Les clochards croient qu’elle est une prostituée, parce qu’il n’y a que les prostituées qui leur donnent tant d’argent, et ils font des plaisanteries et ils rient très fort, mais ils ont l’air bien contents de la voir quand même.

Maintenant, partout on parle de Hawa. À Paris, les journalistes viennent la voir, et il y a une femme qui lui pose des questions, un soir, dans le hall de l’hôtel.

« On parle de vous, du mystère de Hawa. Qui est Hawa ? »

— Je ne m’appelle pas Hawa, quand je suis née je n’avais pas de nom, alors je m’appelais Bla Esm, ça veut dire « Sans Nom ».

— Alors, pourquoi Hawa ?

— C’était le nom de ma mère, et je m’appelle Hawa, fille de Hawa, c’est tout.

— De quel pays êtes-vous venue ?

— Le pays d’où je viens n’a pas de nom, comme moi.

— Où est-ce ?

— C’est là où il n’y a plus rien, plus personne.

— Pourquoi êtes-vous ici ?

— J’aime voyager.

— Qu’est-ce que vous aimez dans la vie ?

— La vie.

— Manger ?

— Les fruits.

— Votre couleur préférée ?

— Le bleu.

— Votre pierre préférée ?

— Les cailloux du chemin.

— La musique ?

— Les berceuses.

— On dit que vous écrivez des poèmes ?

— Je ne sais pas écrire.

— Et le cinéma ? Avez-vous des projets ?

— Non.

— Qu’est-ce que l’amour pour vous ?

Mais tout à coup, Lalla Hawa en a assez, et elle s’en va très vite, sans se retourner, elle pousse la porte de l’hôtel et elle disparaît dans la rue.

Il y a des gens maintenant qui la reconnaissent dans la rue, des jeunes filles qui lui donnent une de ses photos, pour qu’elle mette sa signature. Mais comme Hawa ne sait pas écrire, elle dessine seulement le signe de sa tribu, celui qu’on marque sur la peau des chameaux et des chèvres, et qui ressemble un peu à un cœur :

Il y a tant de monde partout, dans les avenues, dans les magasins, sur les routes. Tant de gens qui se bousculent, qui se regardent. Mais quand le regard de Lalla Hawa passe sur eux, c’est comme si tout s’effaçait, devenait muet et désert.

Lalla Hawa veut traverser ces endroits très vite, pour savoir ce qu’il y a après. Une nuit, le photographe l’emmène dans un dancing qui s’appelle le Palace, le Paris-Palace, un nom comme ça. Pour danser, elle a mis une robe noire décolletée dans le dos, parce que le photographe veut faire des photos.

Là aussi, c’est un endroit qui ressemble aux grandes places vides où il n’y a que les silhouettes des immeubles et les carrosseries des autos arrêtées au soleil. C’est un endroit terrible et vide, où les hommes et les femmes se pressent et grimacent dans l’ombre étouffante, avec les éclairs de la lumière électrique dans les nuages de la fumée des cigarettes, et le bruit du tonnerre qui cogne, qui fait vibrer le sol et les murs.

Lalla Hawa s’assoit dans un coin, sur une marche, et elle regarde ceux qui dansent, leurs visages luisants de sueur, leurs vêtements pleins d’étincelles. Au fond de la salle, dans une sorte de grotte, il y a les musiciens : ils bougent leurs guitares, ils frappent sur les tambours, mais le bruit de la musique semble venir d’ailleurs, pareil à des cris de géants.