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Puis elle danse, à son tour, sur l’arène, au milieu des gens. Elle danse comme elle a appris autrefois, seule au milieu des gens, pour cacher sa peur, parce qu’il y a trop de bruit, trop de lumière. Le photographe reste assis sur la marche, sans bouger, sans même penser à la photographier. Au début, les gens ne font pas attention à Hawa, parce que la lumière les aveugle. Puis, c’est comme s’ils sentaient que quelque chose d’extraordinaire était arrivé, sans qu’ils s’en doutent. Ils s’écartent, ils s’arrêtent de danser, les uns après les autres, pour regarder Lalla Hawa. Elle est toute seule dans le cercle de lumière, elle ne voit personne. Elle danse sur le rythme lent de la musique électrique, et c’est comme si la musique était à l’intérieur de son corps. La lumière brille sur le tissu noir de sa robe, sur sa peau couleur de cuivre, sur ses cheveux. On ne voit pas ses yeux à cause de l’ombre, mais son regard passe sur les gens, emplit la salle, de toute sa force, de toute sa beauté. Hawa danse pieds nus sur le sol lisse, ses pieds longs et plats frappent au rythme des tambours, ou plutôt, c’est elle qui semble dicter avec la plante de ses pieds et ses talons le rythme de la musique. Son corps souple ondoie, ses hanches, ses épaules et ses bras sont légèrement écartés comme des ailes. La lumière des projecteurs rebondit sur elle, l’enveloppe, crée des tourbillons autour de ses pas. Elle est absolument seule dans la grande salle, seule comme au milieu d’une esplanade, seule comme au milieu d’un plateau de pierres, et la musique électrique joue pour elle seule, de son rythme lent et lourd. Peut-être qu’ils ont tous disparu, enfin, ceux qui étaient là autour d’elle, hommes, femmes, reflets passagers des miroirs éblouis, dévorés ? Elle ne les voit plus, à présent, elle ne les entend plus. Même le photographe a disparu, assis sur sa marche. Ils sont devenus pareils à des rochers, pareils à des blocs de calcaire. Mais elle, elle peut bouger, enfin, elle est libre, elle tourne sur elle-même, les bras écartés, et ses pieds frappent le sol, du bout des orteils, puis du talon, comme sur les rayons d’une grande roue dont l’axe monte jusqu’à la nuit.

Elle danse, pour partir, pour devenir invisible, pour monter comme un oiseau vers les nuages. Sous ses pieds nus, le sol de plastique devient brûlant, léger, couleur de sable, et l’air tourne autour de son corps à la vitesse du vent. Le vertige de la danse fait apparaître la lumière, maintenant, non pas la lumière dure et froide des spots, mais la belle lumière du soleil, quand la terre, les rochers et même le ciel sont blancs. C’est la musique lente et lourde de l’électricité, des guitares, de l’orgue et des tambours, elle entre en elle, mais peut-être qu’elle ne l’entend même plus. La musique est si lente et profonde qu’elle couvre sa peau de cuivre, ses cheveux, ses yeux. L’ivresse de la danse s’étend autour d’elle, et les hommes et les femmes, un instant arrêtés, reprennent les mouvements de la danse, mais en suivant le rythme du corps de Hawa, en frappant le sol avec leurs doigts de pieds et leurs talons. Personne ne dit rien, personne ne souffle. On attend, avec ivresse, que le mouvement de la danse vienne en soi, vous entraîne, pareil à ces trombes qui marchent sur la mer. La lourde chevelure de Hawa se soulève et frappe ses épaules en cadence, ses mains aux doigts écartés frémissent. Sur le sol vitrifié, les pieds nus des hommes et des femmes frappent de plus en plus vite, de plus en plus fort, tandis que le rythme de la musique électrique s’accélère. Dans la grande salle, il n’y a plus tous ces murs, ces miroirs, ces lueurs. Ils ont disparu, anéantis par le vertige de la danse, renversés. Il n’y a plus ces villes sans espoir, ces villes d’abîmes, ces villes de mendiants et de prostituées, où les rues sont des pièges, où les maisons sont des tombes. Il n’y a plus tout cela, le regard ivre des danseurs a effacé tous les obstacles, tous les mensonges anciens. Maintenant, autour de Lalla Hawa, il y a une étendue sans fin de poussière et de pierres blanches, une étendue vivante de sable et de sel, et les vagues des dunes. C’est comme autrefois, au bout du sentier à chèvres, là où tout semblait s’arrêter, comme si on était au bout de la terre, au pied du ciel, au seuil du vent. C’est comme quand elle a senti pour la première fois le regard d’Es Ser, celui qu’elle appelait le Secret. Alors, au centre de son vertige, tandis que ses pieds continuent à la faire tourner sur elle-même de plus en plus vite, elle sent à nouveau, pour la première fois depuis longtemps, le regard qui vient sur elle, qui l’examine. Au centre de l’aire immense et nue, loin des hommes qui dansent, loin des villes brumeuses, le regard du Secret entre en elle, touche son cœur. La lumière d’un seul coup se met à brûler avec une force insoutenable, une explosion blanche et chaude qui étend ses rayons à travers toute la salle, un éclair qui doit briser toutes les ampoules électriques, les tubes de néon, qui foudroie les musiciens leurs doigts sur les guitares, et qui fait éclater tous les haut-parleurs.

Lentement, sans cesser de tourner, Lalla s’écroule sur elle-même, glisse sur le sol vitrifié, pareille à un mannequin désarticulé. Elle reste un long moment, seule, étendue par terre, le visage caché par ses cheveux, avant que le photographe ne s’approche d’elle, tandis que les danseurs s’écartent, sans comprendre encore ce qui leur est arrivé.

La mort est venue. Elle a commencé par les moutons et les chèvres, les chevaux aussi, qui restaient sur le lit de la rivière, le ventre ballonné, les pattes écartées. Puis ce fut le tour des enfants et des vieillards, qui déliraient, et ne pouvaient plus se relever. Ils mouraient si nombreux qu’on dut faire un cimetière pour eux, en aval de la rivière, sur une colline de poussière rouge. On les emportait à l’aube, sans cérémonie, emmaillotés dans de vieilles toiles, et on les enterrait dans un simple trou creusé à la hâte, sur lequel on posait ensuite quelques pierres pour que les chiens sauvages ne les déterrent pas. En même temps que la mort, c’était le vent du Chergui qui était venu. Il soufflait par rafales, enveloppant les hommes dans ses plis brûlants, effaçant toute humidité de la terre. Chaque jour, Nour errait sur le lit du fleuve, avec d’autres enfants, à la recherche des crevettes. Il plaçait aussi des pièges faits avec des lacets d’herbe et des brindilles, pour capturer les lièvres et les gerboises, mais souvent les renards étaient passés avant lui.

C’était la faim qui rongeait les hommes et faisait mourir les enfants. Depuis des jours qu’ils étaient arrivés devant la ville rouge, les voyageurs n’avaient pas reçu de nourriture, et les provisions touchaient à leur fin. Chaque jour, le grand cheikh envoyait ses guerriers devant les murs de la ville, pour demander de la nourriture et des terres pour son peuple. Mais les notables promettaient toujours et ne donnaient rien. Ils étaient si pauvres eux-mêmes, disaient-ils. Les pluies avaient manqué, la sécheresse avait durci la terre, et les réserves de la moisson s’étaient épuisées. Quelquefois, le grand cheikh et ses fils allaient jusqu’aux remparts de la ville, pour demander des terres, des semences, une part des palmeraies. Mais il n’y avait pas assez de terres pour eux-mêmes, disaient les notables, de la tête du fleuve jusqu’à la mer les terres fertiles étaient prises, et les soldats des Chrétiens venaient souvent dans la ville d’Agadir, ils prenaient pour eux la plus grande part des récoltes.

Chaque fois, Ma el Aïnine écoutait la réponse des notables sans rien dire, puis il retournait sous sa tente, dans le lit du fleuve. Mais ce n’était plus la colère, ni l’impatience qui grandissaient maintenant dans son cœur. Avec la venue de la mort, chaque jour, et le vent brûlant du désert, c’était le désespoir qu’il partageait avec son peuple. C’était comme si les hommes errant le long des rivages vides du fleuve, ou bien accroupis dans l’ombre de leurs abris, avaient devant les yeux l’évidence de leur condamnation. Ces terres rouges, ces champs desséchés, ces maigres terrasses plantées d’oliviers et d’orangers, ces palmeraies sombres, tout cela leur était étranger, lointain, pareil aux mirages.