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Malgré leur désespoir, Larhdaf et Saadbou voulaient attaquer la ville, mais le cheikh refusait cette violence. Les hommes bleus du désert étaient trop fatigués maintenant, il y avait trop longtemps qu’ils marchaient et jeûnaient. La plupart des guerriers étaient fiévreux, malades du scorbut, leurs jambes couvertes de plaies envenimées. Même leurs armes étaient hors d’usage.

Les gens de la ville se méfiaient des hommes du désert, et les portes restaient fermées tout le jour. Ceux qui avaient voulu s’aventurer du côté des remparts avaient reçu des coups de feu : c’était un avertissement.

Alors, quand il a compris qu’il n’y avait plus rien à espérer, qu’ils allaient mourir tous, les uns après les autres, sur le lit brûlant de la rivière, devant les remparts de la ville impitoyable, Ma el Aïnine a donné le signal du départ vers le nord. Cette fois, il n’y eut pas de prière, ni de chants ni de danse. Les uns après les autres, lentement, comme des animaux malades qui déplient leurs membres et se relèvent en titubant, les hommes bleus ont quitté le lit du fleuve, ils ont recommencé leur marche vers l’inconnu.

Maintenant la troupe des guerriers du cheikh n’avait plus la même apparence. Ils marchaient avec le convoi des hommes et des bêtes, harassés comme eux, leurs vêtements en lambeaux, le regard fiévreux et vide. Peut-être qu’ils avaient cessé de croire aux raisons de cette longue marche, qu’ils continuaient à avancer seulement par habitude, à la limite de leurs forces, prêts à tomber à chaque instant. Les femmes avançaient, penchées en avant, le visage caché par leurs voiles bleus, et beaucoup n’avaient plus leur enfant avec elle, parce qu’il était resté dans la terre rouge de la vallée du Souss. Puis, à la fin du convoi qui s’étirait dans toute la vallée, c’étaient les enfants, les vieillards, les guerriers blessés, tous ceux qui marchaient lentement. Nour était parmi eux, guidant le guerrier aveugle. Il ne savait même plus où était sa famille, perdue quelque part dans le nuage de poussière. Seuls, quelques guerriers avaient encore leur monture. Le grand cheikh allait parmi eux, sur son chameau blanc, enveloppé dans son manteau.

Personne ne parlait. On allait pour soi, le visage noirci, les yeux fiévreux regardant fixement la terre rouge des collines, vers l’ouest, pour trouver la piste qui franchit les montagnes jusqu’à la ville sainte de Marrakech. On marchait dans la lumière qui frappe le crâne, la nuque, qui fait vibrer la douleur dans les membres, qui brûle jusqu’au centre du corps. On n’entendait plus le vent, ni le bruit des pas des hommes raclant le désert. On n’entendait que le bruit de son cœur, le bruit de ses nerfs, la souffrance qui siffle et grince derrière les tympans.

Nour ne sentait plus la main du guerrier aveugle agrippée à son épaule. Il avançait seulement, sans savoir pourquoi, sans espoir de s’arrêter jamais. Peut-être que le jour où son père et sa mère avaient décidé d’abandonner les campements du Sud, ils avaient été condamnés à errer jusqu’à la fin de leur existence, dans cette marche sans fin, de puits en puits, le long des vallées desséchées ? Mais y avait-il au monde d’autres terres que celles-là, étendues infinies, mêlées au ciel par la poussière, montagnes sans ombre, pierres aiguës, rivières sans eau, buissons d’épines dont chacune peut, par une blessure minuscule, donner la mort ? Chaque jour, au loin, au flanc des collines, près des puits, les hommes voyaient de nouvelles maisons, des forteresses de boue rouge, entourées de champs et de palmiers. Mais ils les voyaient comme on voit des mirages, tremblantes dans l’air surchauffé, lointaines, inaccessibles. Les habitants des villages ne se montraient pas. Ils avaient fui dans les montagnes, ou bien ils se cachaient derrière leurs remparts, prêts à combattre les hommes bleus du désert.

En tête de la caravane, sur leurs chevaux, les fils de Ma el Aïnine montraient l’ouverture étroite de la vallée, au milieu du chaos des montagnes.

« La route ! La route du Nord ! »

Alors ils ont franchi les montagnes pendant des jours. Le vent brûlant soufflait dans les ravins. Le ciel bleu était immense au-dessus des rochers rouges. Il n’y avait personne ici, ni homme ni bête, seulement parfois la trace d’un serpent dans le sable, ou, très haut dans le ciel, l’ombre d’un vautour. On avançait sans chercher la vie, sans voir un signe d’espoir. Comme des aveugles, les hommes et les femmes cheminaient à la suite les uns des autres, plaçant leurs pieds sur les marques de pas qui les précédaient, mêlés aux bêtes du troupeau. Qui les guidait ? La piste de terre serpentait le long des ravins, franchissait les éboulis, se confondait avec les lits des torrents secs.

Enfin les voyageurs arrivèrent au bord de l’oued Issene, grossi par la fonte des neiges. L’eau était belle et pure, elle bondissait entre les rives arides. Mais les hommes la regardèrent sans émotion, parce que cette eau n’était pas à eux, qu’ils ne pouvaient pas la retenir. Ils restèrent plusieurs jours sur les bords de l’oued, tandis que les guerriers du grand cheikh, accompagnés de Larhdaf et de Saadbou, remontaient la piste de Chichaoua.

« Est-ce que nous sommes arrivés, est-ce ici, notre terre ? » demandait toujours le guerrier aveugle. L’eau froide du fleuve descendait en cascadant sur les rochers, et la route devenait plus difficile. Puis la caravane arriva devant un village chleuh, au fond de la vallée. Les guerriers du cheikh les attendaient là. Ils avaient dressé leur grande tente, et les cheikhs de la montagne avaient sacrifié des moutons pour recevoir Ma el Aïnine. C’était le village d’Aglagla, au pied de la haute montagne. Les gens du désert se sont installés près des murs du village, sans rien demander. Le soir, les enfants du village sont venus, apportant la viande grillée et le lait caillé, et chacun put se rassasier comme il ne l’avait pas fait depuis longtemps. Puis ils ont allumé de grands feux de cèdre, parce que la nuit était froide.

Nour a regardé longtemps la danse des flammes dans la nuit très noire. Il y a eu des chants aussi, une musique étrange comme il n’en avait jamais entendu, triste et lente, accompagnée du son de la flûte. Les hommes et les femmes du village ont demandé la bénédiction de Ma el Aïnine, pour qu’il les guérisse de leurs maladies.

Maintenant, les voyageurs allaient vers l’autre versant de la montagne, dans la direction de la ville sainte. C’était là peut-être que les gens du désert connaîtraient la fin de leur souffrance, selon ce que disaient les guerriers bleus de Ma el Aïnine, car c’était à Marrakech que Moulay Hafid, le Commandeur des Croyants, avait reçu l’acte d’allégeance de Ma el Aïnine, quatorze ans auparavant. C’était là que le roi avait donné au cheikh une terre, pour qu’il puisse y faire bâtir la maison de l’enseignement des Goudfia. Et puis, c’était dans la ville sainte que le fils aîné de Ma el Aïnine attendait son père pour se joindre à la guerre sainte ; et tous vénéraient Moulay Hiba, celui qu’on appelait Dehiba, la Parcelle d’Or, celui qu’on appelait Moulay Sebaa, le Lion, car il était celui qu’ils avaient choisi pour roi des terres du Sud.