Le soir, quand la caravane s’arrêtait, et que les feux s’allumaient, Nour conduisait le guerrier aveugle là où les soldats de Ma el Aïnine étaient assis, et ils écoutaient les récits de ce qui s’était passé autrefois, quand le grand cheikh et ses fils étaient venus avec les guerriers du désert, tous montés sur les chameaux rapides, et comment ils étaient entrés dans la ville sainte, ils avaient été reçus par le roi, avec les deux fils de Ma el Aïnine, Moulay Sebaa, le Lion, et Mohammed Ech Chems, celui qu’on appelait le Soleil ; ils racontaient aussi les offrandes que le roi avait faites pour que le cheikh puisse bâtir les remparts de la ville de Smara ; et le voyage qu’ils avaient fait, avec des troupeaux de chameaux si nombreux qu’ils recouvraient toute la plaine, tandis que les femmes et les enfants, et les provisions et les vivres étaient embarqués à bord du grand bateau à vapeur qu’on appelait Bachir, et avaient navigué plusieurs jours et plusieurs nuits de Mogador à Marsa Tarfaya.
Ils racontaient aussi la légende de Ma el Aïnine, avec leurs voix qui chantaient un peu, et c’était comme le récit d’un rêve qu’ils avaient fait autrefois. La voix des guerriers se mêlait au bruit des flammes, et Nour voyait par instants la silhouette légère du vieil homme, à travers les volutes de la fumée, pareil à une flamme, au centre du campement.
« Le grand cheikh est né loin, au sud, dans le pays qu’on appelle Hodh, et son père était fils de Moulay Idriss, et sa mère était de la lignée du Prophète. Quand le grand cheikh est né, son père l’a nommé Ahmed, mais sa mère l’a nommé Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux, parce qu’elle avait pleuré de joie au moment de sa naissance… »
Nour écoutait dans la nuit, la tête appuyée contre une pierre, à côté du guerrier aveugle.
Quand il a eu sept ans, il a récité le Coran sans faire une faute, alors son père, Mohammed el Fadel, l’a envoyé à la grande ville sainte de La Mecque, et sur le chemin, l’enfant faisait des miracles… Il savait guérir les malades, et à ceux qui lui demandaient de l’eau, il disait, le ciel te donnera l’eau, et aussitôt la grande pluie ruisselait sur la terre… »
Le guerrier aveugle balançait un peu la tête, comme s’il rythmait les paroles, et Nour était lentement entraîné vers le sommeil.
« Alors les gens sont venus de tous les points du désert pour voir l’enfant qui savait faire des miracles, et l’enfant, le fils du grand Mohammed Fadel ben Maminna, mettait seulement un peu de salive sur les yeux du malade, il soufflait sur ses lèvres, et le malade se levait aussitôt et il embrassait la main de l’enfant, parce qu’il était guéri… »
Nour sentait le corps du guerrier aveugle qui tremblait contre lui, tandis qu’il balançait lentement la tête sur ses épaules. C’étaient la voix monotone du conteur et le balancement des flammes et de la fumée ; même la terre semblait bouger selon le rythme de la voix.
« Alors le grand cheikh s’est installé dans la ville sainte de Chinguetti, au puits de Nazaran, près d’Ed Dakhla, pour donner son enseignement, car il savait la science des astres et des nombres, et la parole de Dieu. Alors les hommes du désert sont devenus ses disciples, et on les appelait Berik Al-lah, ceux qui ont reçu la bénédiction de Dieu… »
La voix du guerrier bleu continuait à psalmodier dans la nuit, devant les flammes qui montaient, dansaient, avec la fumée qui enveloppait les hommes et les faisait tousser. Nour écoutait les récits des miracles, les sources jaillies du désert, les pluies qui recouvraient les champs arides, et les paroles du grand cheikh, sur la place de Chinguetti, ou devant sa demeure de Nazaran. Il écoutait le commencement de la longue marche de Ma el Aïnine à travers le désert, jusqu’à la smara, la terre des broussailles, où le grand cheikh avait fondé sa ville. Il écoutait la légende de ses combats contre les Espagnols, à El Aaiun, à Ifni, à Tiznit, avec ses fils, Rebbo, Taaleb, Larhdaf, Ech Chems, et celui qu’on appelait Moulay Sebaa, le Lion.
Ainsi, chaque soir, la même voix continuait la légende, comme cela, en chantonnant, et Nour oubliait où il était, comme si c’était sa propre histoire que l’homme bleu racontait.
De l’autre côté des montagnes, ils sont entrés sur la grande plaine rouge, et ils ont marché vers le nord, allant de village en village. À chaque village, des hommes au regard fiévreux, des femmes, des enfants venaient se joindre à la caravane, et prenaient la place de ceux qui étaient morts. Le grand cheikh allait au-devant, sur son chameau blanc, entouré de ses fils et de ses guerriers, et Nour voyait au loin le nuage de poussière qui semblait les guider.
Quand ils arrivèrent devant la grande ville de Marrakech, ils n’osèrent pas s’approcher et ils établirent leur camp près du fleuve desséché, au sud. Pendant deux jours, les hommes bleus attendirent, presque sans bouger, à l’abri de leurs tentes et dans les huttes de branches. Le vent chaud de l’été les couvrait de poussière, mais ils attendaient, toutes leurs forces étaient pour attendre.
Enfin, le troisième jour, les fils de Ma el Aïnine sont revenus. À côté d’eux, monté sur un cheval, il y avait un homme de haute stature, vêtu comme les guerriers du Nord, et son nom a couru sur toutes les lèvres : « Moulay Hiba, celui qu’on appelle Moulay Dehiba, la Parcelle d’Or, Moulay Sebaa, le Lion. »
Quand le guerrier aveugle a entendu son nom, il s’est mis à trembler, et des larmes coulaient de ses yeux brûlés. Il a couru droit devant lui, les bras écartés, en poussant un long cri, une sorte de gémissement aigu qui déchirait les oreilles.
Nour a essayé de le rattraper, mais l’aveugle courait de toutes ses forces, en butant sur les pierres, en titubant sur le sol poussiéreux. Les gens du désert s’écartaient devant lui, et quelques-uns même avaient peur et détournaient le regard, parce qu’ils pensaient que l’aveugle était possédé du démon. Le guerrier aveugle semblait dévoré par une joie et une souffrance surhumaines. Plusieurs fois il est tombé sur le sol, en butant sur une racine, ou sur une pierre, mais chaque fois il s’est relevé et il a continué à courir vers l’endroit où se trouvaient Ma el Aïnine et Moulay Hiba, sans les voir. Enfin, Nour l’a rejoint, l’a pris par le bras ; mais l’homme continuait à courir en criant, entraînant Nour avec lui. Il allait droit devant lui, comme s’il voyait Ma el Aïnine et son fils, il avançait vers eux sans se tromper. Alors les guerriers du cheikh ont eu peur, ils ont empoigné leurs fusils pour empêcher l’aveugle d’avancer. Mais le cheikh a dit simplement :
« Laissez-les venir. »
Puis il est descendu de son chameau et il s’est approché du guerrier aveugle.
« Que veux-tu ? »
Le guerrier aveugle s’est jeté sur le sol, les bras tendus en avant, et les sanglots secouaient son corps, l’étouffaient. Seul, le long gémissement aigu continuait à s’échapper de sa gorge, devenu faible et haletant comme une plainte. Alors c’est Nour qui a parlé :
« Donne-lui la vue, grand roi », a-t-il dit.
Ma el Aïnine a regardé un long moment l’homme allongé par terre, son corps secoué par les sanglots, ses habits en haillons, ses pieds et ses mains ensanglantés par le chemin. Sans rien dire, il s’est agenouillé à côté de l’aveugle, il a posé la main sur sa nuque. Les hommes bleus, et les fils du cheikh sont restés debout. Le silence était si grand à cet instant que Nour a ressenti un vertige. Une force étrange, inconnue, jaillissait de la terre poussiéreuse, enveloppait les hommes dans son tourbillon. C’était la lumière du couchant, peut-être, ou bien le pouvoir du regard qui s’était fixé sur ce lieu, qui cherchait à s’échapper comme une eau prisonnière. Lentement, le guerrier aveugle s’est redressé, son visage est apparu à la lumière, maculé par le sable et l’eau des larmes. Avec un coin de son haïk bleu ciel, Ma el Aïnine a essuyé le visage de l’homme. Puis il a passé la main sur son front, sur ses paupières brûlées, comme s’il voulait effacer quelque chose. Le bout de ses doigts mouillé de salive, il a frotté les paupières de l’aveugle, et il a soufflé doucement sur son visage, sans prononcer une parole. Le silence a duré si longtemps que Nour ne se souvenait plus de ce qu’il y avait eu avant, de ce qu’il avait dit. À genoux dans le sable à côté du cheikh, il regardait seulement le visage du guerrier aveugle où une lumière nouvelle semblait grandir. L’homme ne gémissait plus. Il restait immobile devant le cheikh, les bras un peu écartés, ses yeux blessés très grands ouverts, comme s’il s’enivrait lentement du regard du cheikh.