Ensuite les fils de Ma el Aïnine sont venus, et Moulay Hiba lui aussi s’est approché, et ils ont aidé le vieil homme à se relever. Très doucement, Nour a pris le guerrier par le bras, il l’a fait lever à son tour. L’homme s’est mis à marcher, appuyé sur l’épaule du jeune garçon, et la lumière du couchant brillait sur son visage comme une poussière d’or. Il ne parlait pas. Il avançait très lentement, comme un homme qui a traversé une longue maladie, en posant ses pieds bien à plat sur le sol caillouteux.
Il avançait en titubant un peu, mais ses bras n’étaient plus écartés, et il n’y avait plus de souffrance dans son corps. Les gens du désert restaient immobiles et silencieux, en le regardant marcher vers l’autre bout de la plaine. Il n’y avait plus de souffrance, et maintenant, son visage était calme et doux, et son regard était plein de la lumière dorée du soleil qui touchait l’horizon. Et sur l’épaule de Nour, sa main était devenue légère, comme celle d’un homme qui sait où il va.
Oued Tadla, 18 juin 1910
Les soldats ont quitté Zettat et Ben Ahmed avant l’aube. C’est le général Moinier qui commandait la colonne partie de Ben Ahmed, deux mille fantassins armés de fusils Lebel. Le convoi avançait lentement sur la plaine brûlée, dans la direction de la vallée du fleuve Tadla. En tête de la colonne, il y avait le général Moinier, deux officiers français, et un observateur civil. Un guide maure les accompagnait, vêtu comme les guerriers du Sud, monté à cheval, comme les officiers.
Le même jour, l’autre colonne, comptant seulement cinq cents hommes, avait quitté la ville de Zettat, pour former l’autre branche de la tenaille qui devait pincer les rebelles de Ma el Aïnine sur leur route vers le Nord.
Devant les soldats, la terre nue s’étendait à perte de vue, ocre, rouge, grise, brillante sous le bleu du ciel. Le vent ardent de l’été passait sur la terre, soulevait la poussière, voilait la lumière comme une brume.
Personne ne parlait. Les officiers à l’avant poussaient leurs chevaux pour se séparer du reste de la troupe, dans l’espoir d’échapper un peu au nuage de poussière suffocante. Leurs yeux guettaient l’horizon, pour voir ce qu’il y aurait : l’eau, les villages de boue, ou l’ennemi.
Il y avait si longtemps que le général Moinier attendait cet instant. Chaque fois qu’on parlait du Sud, du désert, il pensait à lui, Ma el Aïnine, l’irréductible, le fanatique, l’homme qui avait juré de chasser tous les Chrétiens du sol du désert, lui, la tête de la rébellion, l’assassin du gouverneur Coppolani.
« Rien de sérieux », disait l’état-major, à Casa, à Fort-Trinquet, à Fort-Gouraud. « Un fanatique. Une sorte de sorcier, un faiseur de pluie, qui a entraîné derrière lui tous les loqueteux du Draa, du Tindouf, tous les nègres de Mauritanie. »
Mais le vieil homme du désert était insaisissable. On le signalait dans le Nord, près des premiers postes de contrôle du désert. Quand on allait voir, il avait disparu. Puis on parlait de lui encore, cette fois sur la côte, au Rio de Oro, à Ifni. Naturellement, avec les Espagnols, il avait la partie belle ! Que faisait-on, là-bas, à El Aaiun, à Tarfaya, à cap Juby ? Son coup fait, le vieux cheikh, rusé comme un renard, retournait avec ses guerriers sur son « territoire », là-bas, au sud du Draa, dans la Saguiet el Hamra, dans sa « forteresse » de Smara. Impossible de l’en déloger. Et puis il y avait le mystère, la superstition. Combien d’hommes avaient pu traverser cette région ? Tandis qu’il chevauchait aux côtés des officiers, l’observateur se souvenait du voyage de Camille Douls, en 1887. Le récit de sa rencontre avec Ma el Aïnine, devant son palais de Smara : vêtu de son grand haïk bleu ciel, coiffé de son haut turban blanc, le cheikh s’était approché jusqu’à lui, il l’avait regardé longuement. Douls était prisonnier des Maures, les vêtements en haillons, le visage meurtri par la fatigue et par le soleil, mais Ma el Aïnine l’avait regardé sans haine, sans mépris. C’était ce regard long, ce silence, qui duraient encore, qui avaient fait frissonner l’observateur, chaque fois qu’il avait pensé à Ma el Aïnine. Mais il était peut-être le seul à avoir senti cela, en lisant autrefois le récit de Douls. « Un fanatique », disaient les officiers, « un sauvage, qui ne pense qu’à piller et à tuer, à mettre à feu et à sang les provinces du Sud, comme en 1904, quand Coppolani avait été assassiné dans le Tagant, comme en août 1905, quand Mauchamp avait été assassiné à Oujda. »
Pourtant, chaque jour, tandis qu’il marchait avec les officiers, l’observateur sentait en lui cette inquiétude, cette appréhension qu’il ne pouvait comprendre. C’est comme s’il redoutait de rencontrer tout à coup, au détour d’une colline, dans la crevasse d’un ru sec, le regard du grand cheikh, seul au milieu du désert.
« Il est fini maintenant, il ne peut plus tenir, c’est une question de mois, de semaines peut-être, il est obligé de se rendre, ou alors il devra se jeter à la mer ou se perdre dans le désert, plus personne ne le soutient et il le sait bien… »
Il y a si longtemps que les officiers attendent ce moment, et l’état-major de l’armée, à Oran, à Rabat, à Dakar même. Le « fanatique » est acculé, d’un côté à la mer, de l’autre au désert. Le vieux renard va être obligé de capituler. N’a-t-il pas été abandonné de tous ? Au nord, Moulay Hafid a signé l’Acte d’Algésiras, qui met fin à la guerre sainte. Il accepte le protectorat de la France. Et puis, il y a eu la lettre d’octobre 1909, signée du propre fils de Ma el Aïnine, Ahmed Hiba, celui qu’ils appellent Moulay Sebaa, le Lion, par laquelle il offre la soumission du cheikh à la loi du Makhzen, et il implore du secours. « Le Lion ! Il est bien seul, maintenant, le Lion, et les autres fils du cheikh, Ech Chems, à Marrakech, et Larhdaf, le bandit, le pillard de la Hamada. Ils n’ont plus de ressources, plus d’armes, et la population du Souss les a abandonnés… Ils n’ont plus qu’une poignée de guerriers, des loqueteux, qui n’ont pour armes que leurs vieilles carabines à canon de bronze, leurs yatagans et leurs lances ! Le Moyen Âge ! »
Tandis qu’il chevauche avec les officiers, l’observateur civil pense à tous ceux qui attendent la chute du vieux cheikh. Les Européens d’Afrique du nord, les « Chrétiens », comme les appellent les gens du désert — mais leur vraie religion n’est-elle pas celle de l’argent ? Les Espagnols de Tanger, d’Ifni, les Anglais de Tanger, de Rabat, les Allemands, les Hollandais, les Belges, et tous les banquiers, tous les hommes d’affaires qui guettent la chute de l’empire arabe, qui font déjà leurs plans d’occupation, qui se partagent les labours, les forêts de chêne-liège, les mines, les palmeraies. Les agents de la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui relèvent le montant des droits de douane dans tous les ports. Les affairistes du député Etienne, qui ont créé la « Société des Émeraudes du Sahara », la « Société des Nitrates du Gourara-Touat », pour lesquelles la terre nue doit livrer passage aux chemins de fer imaginaires, aux voies transsaharienne, transmauritanienne, et c’est l’armée qui ouvre le passage à coups de fusil.