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Que peut-il encore, le vieil homme de Smara, seul contre cette vague d’argent et de balles ? Que peut son regard farouche d’animal traqué contre ceux qui spéculent, qui convoitent les terres, les villes, contre ceux qui veulent la richesse que promet la misère de ce peuple ?

À côté de l’observateur civil, les officiers chevauchent, le visage impassible, sans prononcer une parole inutile. Leur regard est fixé sur l’horizon, au-delà des collines de pierres, là où s’étend la vallée brumeuse de l’oued Tadla.

Peut-être qu’ils ne pensent même pas à ce qu’ils font ? Ils chevauchent, sur la piste invisible qu’ouvre pour eux le guide targui sur son cheval fauve.

Derrière eux, les tirailleurs sénégalais, soudanais, vêtus de leurs uniformes gris de poussière, penchés en avant, marchent lourdement en levant très haut leurs jambes, comme s’ils franchissaient des sillons. Le bruit de leurs pas fait un raclement régulier sur la terre dure. Derrière eux, le nuage de poussière rouge et grise monte lentement, salit le ciel.

Il y a longtemps que cela a commencé. Maintenant, on ne peut plus rien, comme si cette armée allait à l’assaut de fantômes. « Mais il n’acceptera jamais de se rendre, surtout pas à des Français. Il préférera faire tuer tous ses hommes jusqu’au dernier, et se faire tuer lui aussi, à côté de ses fils, plutôt que d’être pris… Et ce sera mieux pour lui, parce que, croyez-moi, le gouvernement n’acceptera pas sa reddition, après l’assassinat de Coppolani, souvenez-vous. Non, c’est un fanatique, cruel, sauvage, il faut qu’il disparaisse, lui et toute sa tribu, les Berik Al-lah, les Bénis de Dieu comme ils s’appellent… Le Moyen Âge, n’est-ce pas ? »

Le vieux renard a été trahi par les siens, abandonné. Les unes après les autres, les tribus se sont séparées de lui, parce que les chefs sentaient que la progression des Chrétiens était irrésistible, au nord, au sud, ils venaient même par la mer, ils traversaient le désert, ils étaient aux portes du désert, à Tindouf, à Tabelbala, à Ouadane, ils occupaient même la ville sainte de Chinguetti, là où Ma el Aïnine avait d’abord donné son enseignement.

À Bou Denib, c’est peut-être la dernière grande bataille qui a eu lieu, quand le général Vigny a écrasé les six mille hommes de Moulay Hiba. Alors le fils de Ma el Aïnine s’est enfui dans les montagnes, il a disparu pour cacher sa honte sans doute, parce qu’il était devenu un lakhme, une chair sans os, comme ils disent, un vaincu. Le vieux cheikh est resté seul, prisonnier de sa forteresse de Smara, sans comprendre que ce n’étaient pas les armes, mais l’argent qui l’avait vaincu ; l’argent des banquiers qui avait payé les soldats du sultan Moulay Hafid et leurs beaux uniformes ; l’argent que les soldats des Chrétiens venaient chercher dans les ports, en prélevant leur part sur les droits de douane ; l’argent des terres spoliées, des palmeraies usurpées, des forêts données à ceux qui savaient les prendre. Comment aurait-il compris cela ? Savait-il ce qu’était la Banque de Paris et des Pays-Bas, savait-il ce qu’était un emprunt pour la construction des chemins de fer, savait-il ce qu’était une Société pour l’exploitation des nitrates du Gourara-Touat ? Savait-il seulement que, pendant qu’il priait et donnait sa bénédiction aux hommes du désert, les gouvernements de la France et de la Grande-Bretagne signaient un accord qui donnait à l’un un pays, nommé Maroc, à l’autre un pays nommé Égypte ? Tandis qu’il donnait sa parole et son souffle aux derniers hommes libres, aux Izarguen, aux Aroussiyine, aux Tidrarin, aux Ouled Bou Sebaa, aux Taubalt, aux Reguibat Sahel, aux Ouled Delim, aux Imraguen, tandis qu’il donnait son pouvoir à sa propre tribu, aux Berik Al-lah, savait-il qu’un consortium bancaire, dont le principal membre était la Banque de Paris et des Pays-Bas, accordait au roi Moulay Hafid un prêt de 62 500 000 francs-or, dont l’intérêt de 5 % était garanti par le produit de tous les droits de douane des ports de la côte, et que les soldats étrangers étaient entrés dans le pays pour surveiller qu’au moins 60 % des recettes journalières des douanes soient versés à la Banque ? Savait-il qu’au moment de l’Acte d’Algésiras qui mettait fin à la guerre sainte dans le Nord, l’endettement du roi Moulay Hafid était de 206 000 000 francs-or, et qu’il était alors évident qu’il ne pourrait jamais rembourser ses créanciers ? Mais le vieux cheikh ne savait pas cela, parce que ses guerriers ne combattaient pas pour de l’or, mais seulement pour une bénédiction, et que la terre qu’ils défendaient ne leur appartenait pas, ni à personne, parce qu’elle était seulement l’espace libre de leur regard, un don de Dieu.

« … Un sauvage, un fanatique, qui dit à ses guerriers avant le combat qu’il va les rendre invincibles et immortels, qui les envoie à l’assaut des fusils et des mitrailleuses simplement armés de leurs lances et de leurs sabres… »

Maintenant, la troupe des tirailleurs noirs occupe toute la vallée du fleuve Tadla, devant le gué, tandis que les notables de Kasbah Tadla sont venus apporter leur soumission aux officiers français. Les fumées des feux de camp montent dans l’air du soir, et l’observateur civil regarde, comme à chaque étape, le beau ciel nocturne qui se dévoile lentement. Il pense encore au regard de Ma el Aïnine, mystérieux et profond, ce regard qui s’est posé sur Camille Douls déguisé en marchand turc, et qui l’a scruté jusqu’au fond de son âme. Peut-être qu’alors il a deviné ce qu’apportait cet homme étranger vêtu de haillons, ce premier voleur d’images, qui écrivait son journal chaque soir sur les pages de son Coran ? Mais maintenant il est trop tard, et plus rien ne peut empêcher le destin de s’accomplir. D’un côté la mer, de l’autre le désert. Les horizons se referment sur le peuple de Smara, ils enserrent les derniers nomades. La faim, la soif les encerclent, ils connaissent la peur, la maladie, la défaite.

« Il y a bien longtemps qu’on aurait pu n’en faire qu’une bouchée, de votre cheikh et de ses loqueteux, si on avait voulu. Un canon de 75 devant son palais de torchis, quelques mitrailleuses, et il était balayé. Peut-être qu’on a cru qu’il n’en valait pas la peine. On s’est dit qu’il valait mieux attendre qu’il tombe tout seul, comme un fruit véreux… Mais maintenant, après l’assassinat de Coppolani, ce n’est plus de la guerre : c’est une opération de police contre une bande de brigands, voilà tout. »

Le vieil homme a été trahi par ceux-là mêmes qu’il voulait défendre. Ce sont les hommes du Souss, de Taroudant, d’Agadir qui ont donné la nouvelle : « Le grand cheikh Moulay Ahmed ben Mohammed el Fadel, celui qu’on appelle Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux, est en marche vers le Nord avec ses guerriers du désert, ceux du Draa, ceux de la Saguiet el Hamra, et même les hommes bleus de Oualata, de Chinguetti. Ils sont si nombreux qu’ils couvrent une plaine entière. Ils marchent vers le Nord, vers la ville sainte de Fez, pour renverser le sultan, et faire nommer à sa place Moulay Hiba, celui qu’on appelle Sebaa, le Lion, le fils aîné de Ma el Aïnine. »

Mais l’état-major n’a pas cru à la nouvelle. Cela a bien fait rire les officiers.

« Le vieil homme de Smara est devenu fou. Comme s’il pouvait, avec sa troupe de loqueteux, renverser le sultan et chasser l’armée française ! » C’est ce qui semblait : le vieux renard est acculé à la mer et au désert, et il a choisi de se suicider ; c’est la seule issue qui lui reste, se faire tuer avec toute sa tribu.