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Alors, aujourd’hui, 21 juin 1910, la troupe des tirailleurs noirs est en route, avec les trois officiers français et l’observateur civil en tête. Elle a obliqué vers le sud, pour rencontrer l’autre troupe qui est partie de Zettat. Les mâchoires de la tenaille se referment, pour pincer le vieux cheikh et ses loqueteux.

Le soleil brûle les yeux des soldats, de sa lumière mêlée de poussière. Au loin, sur la colline qui domine la plaine caillouteuse, un village ocre surgit, à peine distinct du désert. « Kasbah Zidaniya », dit seulement le guide. Mais aussitôt il arrête son cheval. Au loin, un groupe de guerriers à cheval galope le long des collines. Les tirailleurs noirs prennent position, tandis que les officiers poussent leurs chevaux à l’écart. Des coups de feu claquent, disséminés, sans qu’aucune balle siffle ou frappe. L’observateur civil pense que cela ressemble davantage au bruit que font les chasseurs, à la campagne. Un homme blessé est fait prisonnier, un Arabe de la tribu des Beni Amir. Le cheikh Ma el Aïnine n’est pas loin, ses guerriers marchent sur la route d’El Borouj, au sud. La troupe repart, mais maintenant les officiers restent près des soldats. Chacun scrute les broussailles. Le soleil est encore haut dans le ciel quand a lieu la deuxième escarmouche, sur la piste d’El Borouj. Les coups de feu résonnent à nouveau dans le silence torride. Le général Moinier donne l’ordre de charger vers le creux de la vallée. Les Sénégalais tirent genou en terre, puis ils courent, baïonnette en avant. La tribu des Beni Moussa a tué douze soldats noirs avant de s’enfuir à travers les broussailles, en laissant sur le terrain des dizaines de morts. Alors la troupe des Sénégalais continue sa charge, vers le bas de la vallée. Les soldats débusquent des hommes bleus partout, mais ce ne sont pas les guerriers invincibles qu’on attendait. Ce sont des hommes en haillons, hirsutes, sans armes, qui courent en boitant, qui tombent sur le sol caillouteux. Des mendiants, plutôt, maigres, brûlés par le soleil, rongés par la fièvre, qui se heurtent les uns aux autres et poussent des cris de détresse, tandis que les Sénégalais, en proie à une vengeance meurtrière, déchargent sur eux leurs fusils, les clouent à coups de baïonnette dans la terre rouge. En vain le général Moinier fait sonner le rappel. Devant les soldats noirs, les hommes et les femmes fuient en désordre, tombent sur le sol. Les enfants courent au milieu des buissons, muets de peur, et les troupeaux de moutons et de chèvres se bousculent en criant. Partout les corps des hommes bleus jonchent le sol. Les derniers coups de feu résonnent, puis l’on n’entend plus rien, à nouveau, le silence torride pèse sur le paysage.

Immobiles en haut d’une colline, sur leurs chevaux qui bronchent d’inquiétude, les officiers regardent la grande étendue de broussailles où les hommes bleus ont déjà disparu, comme s’ils avaient été avalés par la terre. Les tirailleurs sénégalais reviennent, portant leurs compagnons morts, sans un regard pour les centaines d’hommes et de femmes en haillons qui sont couchés par terre. Quelque part, sur la pente de la vallée, au milieu des buissons d’épines, un jeune garçon est assis à côté du corps d’un guerrier mort, et il regarde de toutes ses forces le visage ensanglanté où les yeux se sont éteints.

Dans la rue éclairée par le soleil levant, le jeune garçon avance sans hâte le long des voitures arrêtées. Son corps mince glisse le long des carrosseries, son reflet court sur les glaces, sur les ailes vernies, sur les phares, mais ce n’est pas cela qu’il regarde. Il se penche un peu sur chaque auto, et son regard scrute l’intérieur de la coque, les sièges, le plancher sous les sièges, la lunette arrière, la boîte à gants.

Il avance en silence, tout seul dans la grande rue vide où le soleil allume sa première lumière du matin, pure et nette. Le ciel est déjà très bleu, limpide, sans un nuage. Le vent de l’été souffle de la mer, s’engouffre dans les rues, le long des avenues rectilignes, tourbillonne dans les petits jardins en secouant les palmiers et les grands araucarias.

Radicz aime bien le vent de l’été ; ce n’est pas un vent mauvais, comme celui qui arrache la poussière, ou comme celui qui pénètre à l’intérieur du corps et glace jusqu’aux os. C’est un vent léger, chargé d’odeurs douces, un vent qui sent la mer et l’herbe, qui donne envie de dormir. Radicz est heureux, parce qu’il a dormi à la belle étoile, dans un jardin abandonné, la tête entre les racines d’un grand pin parasol, pas loin de la mer.

Avant le lever du soleil, il s’est réveillé et il a senti tout de suite que le vent de l’été avait commencé. Alors il s’est un peu roulé dans l’herbe comme font les chiens, et puis ensuite, il a couru sans s’arrêter jusqu’au bord de la mer. Il l’a regardée un long moment, du haut de la route, si belle et si calme, encore grise de la nuit, mais déjà tachée par endroits du bleu et du rose de l’aurore. Même, un instant, il a eu envie de descendre par les rochers encore froids, d’ôter tous ses habits, et de plonger dans l’eau. C’est le vent de l’été qui l’a appelé jusqu’à la mer, qui lui a montré l’eau. Mais il s’est souvenu qu’il n’avait plus beaucoup de temps devant lui, qu’il fallait se dépêcher parce que les gens allaient bientôt se réveiller. Alors il est remonté vers les rues, à la recherche des voitures.

Maintenant, il arrive devant un grand ensemble d’immeubles et de jardins. Il marche le long des allées du parc, là où sont garées les voitures. Il n’y a personne dans les jardins, aussi loin qu’on puisse voir. Les stores des immeubles sont encore baissés, les balcons sont vides. Le vent de l’été souffle sur la façade des immeubles et fait claquer les stores. Il y a aussi le bruit doux dans les branches des mimosas et des lauriers, et les grandes palmes qui se balancent en crissant.

La lumière arrive lentement, dans le ciel d’abord, puis sur le haut des immeubles, et les réverbères deviennent pâles. Radicz aime beaucoup cette heure, parce que les rues sont encore silencieuses, les maisons fermées, sans personne, et c’est comme s’il était seul au monde. Il marche lentement le long des allées de l’immeuble, et il pense que toute la ville est à lui, qu’il ne reste personne d’autre. Peut-être, comme après une catastrophe, pendant qu’il dormait dans le jardin abandonné, les hommes et les femmes ont fui, ils sont déjà partis en courant vers les montagnes, en abandonnant leurs maisons et leurs autos. Radicz avance le long des carrosseries immobiles, en regardant l’intérieur, les sièges vides, les volants immobiles, et il a l’impression étrange d’un regard qui l’observe, qui le menace. Il s’arrête, il lève la tête vers les hauts murs des immeubles. La lumière de l’aurore éclaire déjà le haut des façades avec sa teinte rose. Mais les stores et les fenêtres restent fermés, et les grands balcons sont vides. Le bruit du vent qui passe est un bruit très doux, très lent, un bruit qui n’est pas pour les hommes, et Radicz sent encore le vide qui s’est creusé sur la ville, qui a remplacé le bruit et le mouvement des hommes.

Peut-être que, pendant qu’il dormait, la tête entre les racines du vieux pin parasol, mystérieusement, comme venu d’un autre monde, le vent de l’été a endormi tous les habitants et toutes les habitantes, et qu’ils sont allongés dans leurs lits, dans leurs appartements aux volets clos, plongés dans un sommeil magique qui ne finira jamais. Alors la ville peut enfin se reposer, respirer, les grandes rues vides aux voitures immobiles, les magasins fermés, les réverbères et les feux rouges éteints ; alors l’herbe va pouvoir pousser tranquillement dans les fissures de la chaussée, les jardins vont redevenir comme des forêts, et les rats et les oiseaux vont pouvoir aller partout sans crainte, comme avant qu’il n’y eût des hommes.