Radicz s’arrête un peu pour écouter. Justement les oiseaux se réveillent dans les arbres, les étourneaux, les moineaux, les merles. Les merles surtout crient très fort, et ils volent lourdement d’un palmier à l’autre, ou bien ils avancent en sautillant sur le goudron mouillé des grands parkings. Le jeune garçon aime bien les merles. Ils ont une belle robe noire et un bec très jaune, et ils ont cette façon particulière de sautiller, la tête un peu tournée de côté, pour surveiller les dangers. Ils ressemblent à des voleurs, et c’est pour ça que Radicz les aime. Ils sont comme lui, un peu étourdis, un peu filous, et ils savent pousser des sifflements stridents pour prévenir quand il y a un danger ; ils savent rire, avec des sortes de roulements de la gorge qui le font bien rire, lui aussi. Radicz avance lentement sur les parkings, et de temps en temps, il siffle pour répondre aux merles. Peut-être que, pendant que le jeune garçon dormait dans le jardin abandonné, la tête entre les racines du grand pin parasol, les hommes et les femmes ont quitté la grande ville, comme ça, sans faire de bruit, et que ce sont les merles qui ont pris leur place. Cette idée fait beaucoup plaisir à Radicz, et il siffle plus fort, en s’aidant de ses doigts, pour dire aux merles qu’il est d’accord avec eux, que tout est à eux, tout, les maisons, les rues, les autos, et même les magasins et ce qu’il y a dedans.
La lumière grandit vite dans le parc, autour des immeubles. Les gouttes de rosée brillent sur les toits des voitures, sur les feuilles des arbustes. Radicz doit faire de grands efforts pour ne pas s’arrêter pour regarder toutes ces gouttes de lumière. Dans le vide du grand parking, avec ces hauts murs blancs, ces stores baissés, ces balcons vides, elles brillent avec une intensité accrue, comme si elles étaient les seules choses vraies et vivantes. Elles tremblent un peu dans le vent qui souffle de la mer, elles semblent des milliers d’yeux fixes en train de regarder le monde.
Alors, à nouveau, confusément, Radicz sent la menace qui pèse sur tout cela, ici, dans le parking des immeubles, le danger qui rôde. C’est un regard, ou bien une lumière, que le jeune garçon ne voit pas, ne peut pas comprendre. La menace est cachée sous les roues des autos arrêtées, dans le reflet des glaces, dans la lueur blême des réverbères qui continuent à brûler malgré le jour. Cela fait un frisson sur sa peau, et le jeune garçon sent son cœur ralentir, puis battre plus vite, et les paumes de ses mains se mouillent d’eau froide.
Les oiseaux ont disparu, maintenant, sauf des vols de martinets qui passent à toute vitesse en criant. Les merles se sont enfuis de l’autre côté des grands blocs de béton, et l’air est devenu silencieux. Même le vent cesse peu à peu. L’aube ne dure pas longtemps au-dessus de la grande ville, elle montre son miracle un moment, puis elle s’efface. Maintenant c’est le jour qui arrive. Le ciel n’est plus gris et rose, la couleur terne l’envahit. Il y a une sorte de brume, du côté de l’ouest, là où les grandes cheminées des réservoirs ont sans doute commencé à cracher leurs fumées empoisonnées.
Radicz voit tout cela, tout ce qui arrive, et son cœur se serre. Bientôt, les hommes et les femmes vont ouvrir leurs volets et leurs portes, ils vont soulever les stores et sortir sur les balcons, ils vont marcher dans les rues de la ville, et mettre en marche les moteurs de leurs autos et de leurs camions, et rouler en regardant tout avec leurs yeux méchants. C’est pour cela qu’il y a ce regard, cette menace. Radicz n’aime pas le jour. Il n’aime que la nuit, et l’aurore, quand tout est silencieux, inhabité, quand il n’y a plus que les chauves-souris et les chats errants.
Alors, il continue à remonter les allées du grand parking, en scrutant avec plus d’attention l’intérieur des autos arrêtées. De temps en temps, il voit quelque chose qui pourrait être intéressant, et il tâte la poignée des portières, comme cela, rapidement, en passant, pour le cas où elles seraient ouvertes. Il a repéré trois autos dont les portières ne sont pas verrouillées, mais il les laisse pour l’instant, parce qu’il n’est pas sûr que ça vaille la peine. Il se dit qu’il reviendra tout à l’heure, quand il aura fait le tour du bloc, parce que les voitures ouvertes, ça se fait vite.
La lueur du soleil grandit dans le ciel, au-dessus des arbres, mais on ne le voit pas encore. On voit seulement la belle lumière chaude qui s’ouvre, qui se répand dans le ciel. Radicz n’aime pas la journée, mais il aime bien le soleil, et il est content à l’idée de le voir apparaître. Il vient enfin, un disque incandescent qui jette un éclair au fond de ses yeux, et Radicz s’arrête de marcher un instant, ébloui.
Il attend, en écoutant les coups de son cœur dans ses artères. La menace l’environne, sans qu’il puisse savoir d’où elle vient. Le jour augmente, et avec lui le poids de la peur, du haut des grands murs blancs aux centaines de stores bleus, du haut des toits plats hérissés d’antennes, du haut des pylônes de ciment, du haut des grands palmiers aux troncs lisses. C’est le silence surtout qui fait peur, le silence du jour, et les lumières électriques des réverbères qui continuent à brûler en faisant un bourdonnement aigu. C’est comme si les bruits habituels des hommes et de leurs moteurs ne pourraient plus reparaître, comme si le sommeil les avait arrêtés, dans une gangue, moteurs grippés, gorges serrées, visages aux yeux fermés.
« Bon, on y va. »
C’est Radicz qui a parlé tout haut, pour se donner du courage. Sa main tâte à nouveau les poignées des portières, ses yeux scrutent l’intérieur froid des carrosseries. La lumière du soleil étincelle sur les gouttes de rosée accrochées aux coques et aux pare-brise.
« Rien… rien. »
La hâte maintenant efface un peu l’angoisse. Le jour est tendu, blanc, le soleil a bientôt dépassé les toits des grands immeubles. Il brille déjà sûrement sur la mer, en allumant des reflets étincelants sur les crêtes des vagues. Radicz avance sans regarder autour de lui.
« Ça va, merci. »
Une portière s’est ouverte. Sans bruit, le jeune garçon coule son corps à l’intérieur de la voiture ; ses mains tâtent partout, sous les sièges, dans les recoins, dans les poches des portières, ouvrent la boîte à gants. Ses mains tâtent vite, avec habileté, comme des mains d’aveugle.
« Rien ! »
Rien ; l’intérieur de l’auto est vide, froid et humide comme une cave.
« Salauds. »
À l’inquiétude succède la colère, et le jeune garçon remonte l’allée, le long de l’immeuble, en scrutant l’intérieur de chaque voiture. Soudain un bruit le fait sursauter, un grondement de moteur et un bruit de tôles. Caché derrière une station-wagon verte, Radicz regarde passer le camion des éboueurs qui vident les poubelles. Le camion tourne autour des immeubles, sans entrer sur le parking. Il s’en va, à demi caché par les haies de lauriers et par les troncs des palmiers, et Radicz trouve qu’il ressemble à un drôle d’insecte de métal, un bousier peut-être, avec son dos rond et sa démarche cahotante.
Quand tout est de nouveau silencieux, Radicz voit sur la plate-forme de la station-wagon des formes qui pourraient être intéressantes. Il s’approche de la vitre arrière et il distingue des vêtements, beaucoup de vêtements empilés à l’arrière, dans des housses de plastique orange. Il y a aussi des vêtements à l’avant, des cartons de chaussures et, sur le sol, tout près du siège, difficile à apercevoir pour quelqu’un qui ne s’y connaît pas, l’angle d’un poste de radio à transistors. Les portières de la station-wagon sont verrouillées, mais la vitre avant est entrouverte ; Radicz tire de toutes ses forces, se suspend au rebord de la glace, pour agrandir l’ouverture. Millimètre par millimètre, la glace cède, et bientôt Radicz peut passer son long bras maigre jusqu’à ce que le bout de ses doigts touche le bouton de sécurité, et le tire. Il ouvre la portière et il se glisse à l’avant de la voiture.