Выбрать главу

La station-wagon est très grande, avec des sièges profonds en skaï vert sombre. Radicz est content d’être à l’intérieur de l’auto. Il reste un instant assis sur le siège froid, les mains posées sur le volant, et il regarde le parking et les arbres à travers le grand pare-brise. Le haut du pare-brise est teinté de vert émeraude, et ça fait une drôle de lueur dans le ciel blanc, quand on bouge la tête. À droite du volant, il y a un poste de radio. Radicz tourne les boutons, mais le poste ne s’allume pas. Sa main appuie sur le bouton de la boîte à gants, et le couvercle s’ouvre. Dans la boîte, il y a des papiers, un crayon à bille et une paire de lunettes noires.

Radicz se glisse par-dessus le dossier du siège avant, jusqu’à la plate-forme arrière. Il examine rapidement les vêtements. Ce sont des habits neufs, des complets, des chemises, des tailleurs et des pantalons de femme, des chandails, tous pliés dans leur housse de plastique. Radicz fait à côté de lui une pile de vêtements, puis de cartons à chaussures, de cravates, de foulards. Il bourre les vêtements dans les pantalons, dont il noue les jambes pour faire des paquets. Tout, d’un coup, il se souvient du poste de radio à transistors. Il se glisse sur le siège avant, la tête sur le plancher, et ses mains tâtent l’objet, le soulèvent un peu. Il tourne un bouton, et cette fois, la musique jaillit, des notes de guitare qui glissent et coulent comme le chant des oiseaux à l’aurore.

C’est alors qu’il entend le bruit des policiers qui arrivent. Il ne les a pas vus venir, peut-être même qu’il ne les a pas entendus vraiment, le bruit doux des pneus sur le gravier goudronné de l’allée circulaire, le froissement du store qui se soulève, quelque part sur la façade immense et silencieuse du building blanc de lumière ; peut-être que c’est quelque chose d’autre qui l’a alerté, tandis qu’il était la tête en bas en train d’écouter la musique d’oiseaux du poste à transistors. À l’intérieur de son corps, derrière ses yeux, ou bien dans ses entrailles, quelque chose se nouait, se serrait, et le vide emplissait la coque de la station-wagon comme un froid. Alors il s’est relevé et il l’a vue.

L’auto noire des policiers arrive vite sur l’allée du parking. Ses pneus font un bruit d’eau sur le goudron et sur les gravillons, et Radicz voit avec netteté les visages des policiers, leurs uniformes noirs. Au même moment, il sent le regard dur et meurtrier qui l’observe du haut d’un des balcons de l’immeuble, là où le store vient de se lever rapidement.

Faut-il rester caché dans la grande voiture, terré comme un animal ? Mais c’est vers lui que viennent les policiers, il le sait, il n’en doute pas. Alors son corps se détend d’un bond, jaillit par la portière avant de la station-wagon, et il commence à courir sur le trottoir, dans la direction du mur d’enceinte du parking.

La voiture noire accélère d’un coup, parce que les policiers l’ont vu. Il y a des bruits de voix, des cris brefs qui résonnent dans le parc, qui se répercutent contre les grands murs blancs. Radicz entend les coups de sifflet stridents, et il rentre la tête entre ses épaules, comme si c’étaient des balles. Son cœur cogne si fort qu’il n’entend presque plus rien d’autre, comme si toute la surface du parking, les immeubles, les arbres du parc et les allées goudronnées se mettaient à palpiter avec lui, à tressauter et à avoir mal.

Ses jambes courent, courent, cognent le sol de goudron, cognent la terre meuble des plates-bandes. Ses jambes bondissent par-dessus les massifs de fleurs, par-dessus les murettes des pelouses. Elles détalent de toutes leurs forces, éperdues et secouées de panique, sans savoir où elles vont, sans savoir où elles s’arrêteront. Maintenant il y a le haut mur de séparation du parking, et les jambes ne peuvent pas s’envoler. Elles courent le long du mur, elles zigzaguent entre les voitures immobiles. Le jeune garçon n’a pas besoin de se retourner pour savoir que l’auto noire des policiers est toujours là, qu’elle est toute proche, qu’elle prend les virages à toute vitesse en faisant crisser ses pneus et ronfler son moteur. Puis elle est derrière, sur une longue ligne droite, au bout de laquelle il y a l’avenue ouverte, et le corps minuscule de Radicz qui galope comme un lapin débusqué. L’auto noire des policiers grandit, s’approche, ses roues dévorent l’allée de goudron et de gravillons. Tandis qu’il court, Radicz entend le bruit des stores qui se soulèvent, un peu partout, sur la façade de l’immeuble, et il pense que maintenant tous les gens sont sur les balcons pour le regarder courir. Et tout à coup, il y a une ouverture dans le mur, une porte peut-être et le corps de Radicz bondit à travers l’ouverture. Maintenant, il est de l’autre côté du mur, tout seul sur la grande avenue qui conduit à la mer, avec trois, quatre minutes d’avance, le temps que l’auto noire des policiers atteigne la sortie du parking, fasse demi-tour sur l’avenue. Cela aussi, le jeune garçon le sait sans y penser, comme si c’étaient son cœur éperdu et ses jambes qui pensaient pour lui. Mais où aller ? Au bout de l’avenue, à moins de cent mètres, il y a la mer, les rochers. C’est vers là que le jeune homme continue instinctivement, si vite que l’air chaud du jour fait pleurer ses yeux. Ses oreilles n’entendent pas le bruit du vent, et il ne peut plus rien voir d’autre que le ruban noir de la route où brille avec force la lumière du soleil, et, tout au bout, au-dessus du mur de la corniche, la couleur laiteuse de la mer et du ciel mélangés. Il court si vite qu’il ne peut plus entendre à présent les pneus de l’auto noire des policiers sur la chaussée, ni les deux tons terribles du klaxon en train de remplir tout l’espace entre les immeubles.

Encore quelques bonds, encore, jambes, encore quelques battements, cœur, encore, car la mer n’est plus très loin, la mer et le ciel mélangés, où il n’y a plus ni maisons, ni hommes, ni voitures. Alors, à l’instant même où le corps du jeune homme bondit sur la chaussée de la route de corniche, droit vers la mer et le ciel mélangés, comme un chevreuil que la meute va rejoindre, à cet instant-là arrive un grand autobus bleu, aux phares encore allumés, et le soleil levant percute comme un éclair son pare-brise recourbé, quand le corps de Radicz se brise sur le capot et sur les phares, dans un grand bruit de tôle et de freins qui crient. Pas très loin de là, à la lisière du parc des palmiers, il y a une jeune femme très sombre, immobile, comme une ombre, qui regarde de toutes ses forces. Elle ne bouge pas, elle regarde seulement, tandis que les gens viennent de tous les côtés, s’assemblent sur la route autour de l’autobus, de la voiture noire, et de la couverture qui cache le corps brisé du voleur.

Tiznit, 23 octobre 1910

À l’endroit où la ville se confond avec la terre rouge du désert, vieux murs de pierre sèche, ruines de maisons en pisé, au milieu des acacias dont certains ont brûlé, là où passe librement le vent de poussière, loin des puits, loin de l’ombre des palmiers, c’est là que le vieux cheikh est en train de mourir.

Il est arrivé ici, à la ville de Tiznit, au bout de sa longue marche inutile. Au nord, dans le pays du roi vaincu, les soldats étrangers progressent, de ville en ville, détruisant tout ce qui leur résiste. Au sud, les soldats des Chrétiens sont entrés dans la vallée sainte de la Saguiet el Hamra, ils ont même occupé la ville de Smara, le palais vide de Ma el Aïnine. Le vent de malheur a commencé à souffler sur les murs de pierre, par les meurtrières étroites, le vent qui use tout, qui vide tout.