Ici il souffle maintenant, le vent mauvais, le vent tiède qui vient du nord, qui apporte la brume de la mer. Autour de Tiznit, disséminés comme des bêtes perdues, les hommes bleus attendent, à l’abri de leurs huttes de branches.
Sur tout le camp, on n’entend pas d’autre bruit que celui du vent qui fait cliqueter les branches des acacias, et de temps à autre l’appel d’une bête entravée. Il y a un grand silence, un silence terrible qui n’a pas cessé depuis l’attaque des soldats sénégalais, dans la vallée de l’oued Tadla. Maintenant les voix des guerriers se sont tues, les chants se sont éteints. Plus personne ne parle de ce qui va venir, peut-être parce que plus rien ne doit venir.
C’est le vent de la mort qui souffle sur la terre desséchée, le vent mauvais qui vient des terres occupées par les étrangers, à Mogador, à Rabat, à Fez, à Tanger. Le vent tiède qui porte la rumeur de la mer, et au-delà même, le bourdonnement des grandes villes blanches où règnent les banquiers, les marchands.
Dans la maison de boue au toit à demi effondré, le vieux cheikh est couché, allongé sur son manteau à même la terre battue. La chaleur est suffocante, l’air est plein du bruit des mouches et des guêpes. Sait-il à présent que tout est perdu, tout est fini ? Hier, avant-hier, les messagers du Sud sont venus lui donner des nouvelles, mais il n’a pas voulu les entendre. Les messagers ont gardé les nouvelles du Sud, l’abandon de Smara, la fuite de Hassena et de Larhdaf, les fils cadets de Ma el Aïnine, vers le plateau de Tagant, la fuite de Moulay Hiba vers les montagnes de l’Atlas. Mais ils emportent maintenant avec eux la nouvelle qu’ils vont donner là-bas, à ceux qui les attendent : « Le grand cheikh Ma el Aïnine va mourir bientôt. Déjà ses yeux ne voient plus, et ses lèvres ne peuvent plus parler. » Ils diront que le grand cheikh est en train de mourir dans la maison la plus pauvre de Tiznit, comme un mendiant, loin de ses fils, loin de son peuple.
Autour de la maison en ruine, quelques hommes sont assis. Ce sont les derniers guerriers bleus de la tribu des Berik Ah-lah. Ils ont fui à travers la plaine du fleuve Tadla, sans se retourner, sans chercher à comprendre. Les autres sont retournés vers le Sud, vers leurs pistes, parce qu’ils ont compris qu’il n’y avait plus rien à espérer, que les terres promises ne leur seraient jamais données. Mais eux, ce n’était pas de la terre qu’ils voulaient. Ils aimaient le grand cheikh, ils le vénéraient à l’égal d’un saint. Il leur avait donné sa bénédiction divine, et cela les avait liés à lui comme les paroles d’un serment.
Nour est avec eux, aujourd’hui. Assis sur la terre poussiéreuse, à l’abri d’un toit de branches, il regarde fixement la maison de boue au toit à demi effondré où le grand cheikh est enfermé. Il ne sait pas encore que Ma el Aïnine est en train de mourir. Cela fait plusieurs jours qu’il ne l’a pas vu sortir, vêtu de son manteau blanc sali, appuyé sur l’épaule de son serviteur, suivi de Meymuna Laliyi, sa première femme, la mère de Moulay Sebaa, le Lion. Au début, quand il est arrivé à Tiznit, Ma el Aïnine a envoyé des messagers pour que ses fils viennent le chercher. Mais les messagers ne sont pas revenus. Chaque soir, avant la prière, Ma el Aïnine sortait de la maison pour regarder vers le nord, la piste où Moulay Hiba aurait dû venir. Maintenant il est tard, et il est clair que ses fils ne viendront plus.
Depuis deux jours il a perdu la vue, comme si la mort avait d’abord pris ses yeux. Déjà, quand il sortait pour se tourner vers le nord, ce n’étaient plus ses yeux qui cherchaient son fils, c’était son visage tout entier, ses mains, son corps qui désiraient la présence de Moulay Hiba. Nour le regardait, silhouette légère, presque fantomatique, entourée de ses serviteurs, suivie par l’ombre noire de Lalla Meymuna. Et il sentait le froid de la mort qui obscurcissait le paysage, comme si un nuage avait caché le soleil.
Nour pensait au guerrier aveugle, couché dans le ravin, sur le lit du fleuve Tadla. Il pensait au visage éteint de son ami, que maintenant les chacals avaient peut-être mangé, et il pensait aussi à tous ceux qui étaient morts sur le chemin, abandonnés au soleil et à la nuit.
Plus tard, il avait rejoint les restes de la caravane qui avaient échappé au massacre, et ils avaient marché pendant des jours, mourants de faim et de fatigue. Ils avaient fui comme des proscrits le long des chemins les plus durs, évitant les villes, osant à peine goûter à l’eau des puits. Alors le grand cheikh était tombé malade, et il avait fallu s’arrêter ici, aux portes de Tiznit, sur cette terre poussiéreuse où soufflait le vent mauvais.
La plupart des hommes bleus avaient continué leur route, sans but, sans fin, vers les plateaux du Draa, pour retrouver les pistes qu’ils avaient laissées. Le père et la mère de Nour étaient retournés vers le désert. Mais lui n’avait pas pu les suivre. Peut-être espérait-il encore un miracle, cette terre que le cheikh leur avait promise, où il y aurait la paix et l’abondance, où les soldats étrangers ne pourraient jamais entrer ? Les hommes bleus étaient partis, les uns après les autres, emportant leurs hardes. Mais il y avait tant de morts, sur leur route ! Jamais ils ne retrouveraient la paix d’autrefois, jamais le vent de malheur ne les laisserait en paix.
Parfois, venait la rumeur : « Moulay Hiba arrive, Moulay Sebaa, le Lion, notre roi ! » Mais ce n’était qu’un mirage, qui se dissolvait dans le silence torride.
Maintenant, il est bien tard, parce que le cheikh Ma el Aïnine est en train de mourir. Le vent ne souffle plus tout à coup, le poids de l’air fait lever les hommes. Tous se haussent sur leurs jambes, regardent vers l’ouest, du côté où le soleil descend vers l’horizon bas. La terre poussiéreuse, aux pierres aiguës comme des lames, se couvre d’une teinte qui brille comme le métal en fusion. Le ciel se voile d’une fine brume à travers laquelle le soleil apparaît comme un disque rouge, énormément dilaté.
Personne ne comprend pourquoi le vent a cessé soudain, ni pourquoi il y a sur l’horizon cette couleur étrange et brûlée. Mais Nour sent à nouveau le froid qui entre en lui, comme la fièvre, et il se met à trembler. Il se tourne vers la vieille maison en ruine, là où est Ma el Aïnine. Il marche lentement vers la maison, attiré malgré lui, le regard fixé sur la porte noire.
Les guerriers de Ma el Aïnine, les Berik Al-lah au visage sombre regardent le jeune garçon qui avance vers la maison, mais aucun d’eux ne s’interpose pour lui barrer le chemin. Leur regard est vide et fatigué, comme s’ils vivaient un rêve. Peut-être qu’eux aussi ont perdu la vue au long de la marche inutile, leurs yeux brûlés par le soleil et le sable du désert ?
Lentement Nour avance sur la terre caillouteuse, vers la maison aux murs de boue. Le soleil couchant fait briller les vieux murs, creuse l’ombre de la porte.
C’est par cette porte que Nour entre maintenant, comme autrefois, avec son père, dans le tombeau du saint. Un instant, il reste immobile, aveuglé par l’ombre, sentant la fraîcheur humide de la maison. Quand ses yeux se sont accoutumés, il voit la grande pièce nue, le sol de terre battue. Au bout de la pièce, le vieux cheikh est couché sur son manteau, la tête posée sur une pierre. Lalla Meymuna est assise à côté de lui, enveloppée dans son manteau noir, le visage voilé.
Nour ne fait aucun bruit, retient son souffle. Au bout d’un long temps, Lalla Meymuna tourne son visage vers le jeune garçon, parce qu’elle a senti son regard. Le voile noir s’écarte, découvre son beau visage couleur de cuivre. Ses yeux brillent dans la pénombre, des larmes coulent sur ses joues. Le cœur de Nour se met à battre très fort, et il sent une douleur poignante au centre de son corps. Il va reculer vers la porte, s’en aller, quand la vieille femme lui dit d’entrer. Il marche lentement vers le centre de la pièce, un peu courbé à cause de la douleur au milieu de son corps. Quand il est devant le cheikh, les jambes lui manquent, et il tombe sur le sol lourdement, les bras étendus en avant. Ses mains touchent le manteau blanc de Ma el Aïnine, et il reste étendu, le visage contre la terre humide. Il ne pleure pas, il ne dit rien, il ne pense à rien, mais ses mains sont accrochées au manteau de laine et le serrent si fort qu’elles en ont mal. À côté de lui, Lalla Meymuna est immobile, assise près de l’homme qu’elle aime, enveloppée dans son manteau noir, et elle ne voit plus rien, elle n’entend plus rien.