Ma el Aïnine respire lentement, douloureusement. Son souffle soulève avec peine sa poitrine, avec un bruit rauque qui emplit toute la maison. Dans la pénombre, son visage émacié paraît encore plus blanc, presque transparent.
Nour regarde le vieil homme, de toutes ses forces, comme si son regard pouvait ralentir la marche de la mort. Les lèvres entrouvertes de Ma el Aïnine prononcent des bribes de paroles, aussitôt étouffées par les râles. Peut-être qu’il chantonne encore les noms de ses fils, Mohammed Rebbo, Mohammed Larhdaf, Taaleb, Hassena, Saadbou, Ahmed Ech Chems, celui qu’on appelle le Soleil, et surtout le nom de celui qu’il a guetté chaque soir sur la piste du nord, celui qu’il attend encore, Ahmed Dehiba, celui qu’on appelle Moulay Sebaa, le Lion.
Lalla Meymuna essuie avec un pan de son manteau noir la sueur qui perle sur le visage de Ma el Aïnine, mais il ne sent même pas le contact de l’étoffe sur son front et sur ses joues.
Par moments, ses bras se raidissent, et son buste fait un effort, parce qu’il veut s’asseoir. Ses lèvres tremblent, ses yeux roulent dans ses orbites. Nour s’approche davantage, et il aide Meymuna à soulever Ma el Aïnine, ils le tiennent assis. Pendant quelques secondes, avec une énergie incroyable dans son corps si léger, le vieux cheikh reste assis, les bras tendus en avant, comme s’il allait se mettre debout. Son visage maigre exprime une angoisse intense, et Nour se sent plein de frayeur à cause de ce regard vide, de ces iris pâles. Nour se souvient du guerrier aveugle, de la main de Ma el Aïnine qui a touché ses yeux, de son souffle sur la face de l’homme blessé. Maintenant, Ma el Aïnine connaît la même solitude, celle dont on ne s’échappe pas, et personne ne peut apaiser le vide de son regard.
La souffrance que ressent Nour est si grande qu’il voudrait s’en aller, quitter cette maison d’ombre et de mort, s’enfuir en courant sur la plaine poussiéreuse, vers la lumière dorée du couchant.
Mais soudain, c’est dans ses mains qu’il ressent la puissance, dans son souffle. Lentement, comme s’il cherchait à se souvenir de gestes anciens, Nour passe la paume de sa main sur le front de Ma el Aïnine, sans prononcer une parole. Il mouille le bout de ses doigts avec sa salive, et il touche les paupières qui tremblent d’inquiétude. Il souffle doucement sur le visage, sur les lèvres, sur les yeux du vieil homme. Il entoure le buste de son bras et longuement le corps léger s’abandonne, se couche en arrière.
Maintenant, le visage de Ma el Aïnine semble apaisé, libéré de sa souffrance. Les yeux fermés, le vieil homme respire tout doucement, sans bruit, comme s’il allait s’endormir. Nour aussi sent la paix en lui, sa douleur s’est déliée à l’intérieur de son corps. Il se recule un peu, sans cesser de regarder le cheikh. Puis il sort de la maison, tandis que l’ombre noire de Lalla Meymuna s’étend sur le sol pour dormir.
Dehors, la nuit tombe lentement. On entend les cris des oiseaux qui survolent le lit de l’oued, vers la palmeraie. Le vent tiède de la mer recommence à souffler par intermittence, en froissant les feuilles du toit en ruine. Meymuna allume la lampe à huile, elle donne à boire au cheikh. Devant la porte de la maison, Nour sent sa gorge serrée et brûlante, il ne peut pas dormir. Plusieurs fois dans la nuit, sur un signe de Meymuna, il s’approche du vieillard, il passe sa main sur son front, il souffle sur ses lèvres et sur ses paupières. Mais la fatigue et la détresse ont détruit son pouvoir, et il ne parvient plus à effacer l’inquiétude qui fait trembler les lèvres de Ma el Aïnine. C’est peut-être la douleur à l’intérieur de son propre corps qui brise son souffle.
Juste avant la première aube, quand au-dehors l’air est silencieux et immobile, qu’il n’y a pas un bruit, pas un cri d’insecte, Ma el Aïnine meurt. Meymuna qui tient sa main s’en rend compte, et elle se couche par terre à côté de celui qu’elle aime, et elle commence à pleurer sans plus étouffer ses sanglots. Alors Nour, debout près de la porte, regarde une dernière fois la silhouette fragile du grand cheikh, couché dans son manteau blanc, si léger qu’il semble flotter au-dessus de la terre. Puis, à reculons, il s’éloigne, il se retrouve seul dans la nuit, sur la plaine couleur de cendre éclairée par la pleine lune. La peine et la fatigue l’empêchent de marcher loin. Il tombe sur le sol, près des buissons d’épines, et il s’endort tout de suite, sans entendre la voix de Lalla Meymuna qui pleure, comme une chanson.
C’est comme cela qu’elle est partie, un jour, sans prévenir. Elle s’est levée, un matin, juste avant l’aurore, comme elle avait l’habitude de le faire, là-bas, dans son pays, pour aller jusqu’à la mer, ou jusqu’aux portes du désert. Elle a écouté le souffle du photographe qui dormait dans son grand lit, accablé par la chaleur de l’été. Dehors, il y avait déjà les cris aigus des martinets, et dans le lointain, peut-être, le bruit doux du jet d’eau de l’arroseur public. Lalla a hésité, parce qu’elle voulait laisser quelque chose au photographe, un signe, un message, pour lui dire adieu. Comme elle n’avait rien, elle a pris un morceau de savon, et elle a dessiné le fameux signe de sa tribu, avec lequel elle signait ses photos dans la rue, à Paris :
parce que c’est le plus vieux dessin qu’elle connaisse, et qu’il ressemble à un cœur.
Ensuite elle est partie à travers les rues de la ville, pour ne plus jamais revenir.
Elle a voyagé en train pendant des jours et des nuits, de ville en ville, de pays en pays. Elle a attendu des trains dans des gares, si longtemps que ses jambes devenaient raides et que son dos et ses fesses étaient meurtris.
Les gens allaient et venaient, parlaient, regardaient. Mais ils ne faisaient pas attention à la silhouette de cette jeune femme au visage fatigué, qui était enveloppée malgré la chaleur dans un drôle de vieux manteau marron qui descendait jusqu’à ses pieds. Peut-être qu’ils pensaient qu’elle était pauvre, ou malade. Quelquefois les gens lui parlaient, dans les wagons, mais elle ne comprenait pas leur langue, et elle se contentait de sourire.
Ensuite, le bateau avance lentement sur la mer d’huile, il s’éloigne d’Algésiras, il va vers Tanger. Sur le pont brûlent le soleil et le sel, et les gens sont massés à l’ombre, hommes, femmes, enfants, assis à côté de leurs cartons et de leurs valises. Certains chantent, de temps en temps, pour chasser l’angoisse, une chanson nasillarde et triste, puis le chant s’éteint, et on n’entend plus que les trépidations de la machine.
Par-dessus le bastingage, Lalla regarde la mer bleu sombre, lisse, où les rouleaux de la houle avancent lentement. Dans le sillage blanc du bateau, les dauphins bondissent, se poursuivent, se séparent. Lalla pense à l’oiseau blanc, celui qui était un vrai prince de la mer, qui volait au-dessus de la plage, au temps du vieux Naman. Son cœur bat plus vite, et elle regarde avec ivresse, comme si elle allait réellement l’apercevoir, ses bras étendus au-dessus de la mer. Sur sa peau elle sent la brûlure du soleil, la brûlure ancienne, et elle voit la lumière si belle et si cruelle du ciel.