Quand Nour arriva près du mur d’argile, à l’endroit où le vieil homme s’était accroupi pour dire sa prière, il se jeta sur le sol, la face contre la terre, sans bouger, sans plus penser à rien. Les mains tenaient la terre comme s’il était accroché au mur d’une très haute falaise, et le goût de cendre de la poussière emplissait sa bouche et ses narines.
Après un long moment, il osa relever le visage, et il vit le manteau blanc du cheikh.
« Que fais-tu là ? » demanda Ma el Aïnine. Sa voix était très douce et lointaine, comme s’il avait été à l’autre bout de la place.
Nour hésita. Il se releva sur les genoux, mais sa tête resta penchée en avant, parce qu’il n’avait pas le courage de regarder le cheikh.
« Que fais-tu là ? » répéta le vieillard.
« Je — je priais », dit Nour ; il ajouta : « Je voulais prier. »
Le cheikh sourit.
« Et tu n’as pas pu prier ? »
« Non », dit simplement Nour. Il prit les mains du vieil homme.
« S’il te plaît, donne-moi ta bénédiction de Dieu. »
Ma el Aïnine passa ses mains sur la tête de Nour, massa légèrement sa nuque. Puis il fit relever le jeune garçon et il l’embrassa.
« Quel est ton nom ? », demanda-t-il. « N’est-ce pas toi que j’ai vu la nuit de l’Assemblée ? »
Nour dit son nom, celui de son père et de sa mère. À ce dernier nom, le visage de Ma el Aïnine s’éclaira.
« Ainsi ta mère est de la lignée de Sidi Mohammed, celui qu’on appelait Al Azraq, l’Homme Bleu ? »
« Il était l’oncle maternel de ma grand-mère », dit Nour.
« Alors tu es vraiment le fils d’une chérifa », dit Ma el Aïnine. Il resta un long moment silencieux, son regard gris fixé sur celui de Nour, comme s’il cherchait un souvenir. Puis il parla de l’Homme Bleu, qu’il avait rencontré dans les oasis du Sud, de l’autre côté des rochers de la Hamada, à une époque où rien de ce qu’il y avait ici, pas même la ville de Smara, n’existait encore. L’Homme Bleu vivait dans une hutte de pierres et de branches, à l’orée du désert, sans rien craindre des hommes ni des bêtes sauvages. Chaque jour, au matin, il trouvait devant la porte de sa hutte des dattes et une écuelle de lait caillé, et une cruche d’eau fraîche, car c’était Dieu qui veillait sur lui et le nourrissait. Quand Ma el Aïnine était venu le voir, pour lui demander son enseignement, l’Homme Bleu n’avait pas voulu le recevoir. Pendant un mois, il l’avait fait dormir devant sa porte, sans lui adresser la parole ni même le regarder. Simplement, il laissait la moitié des dattes et du lait, et jamais Ma el Aïnine n’avait mangé de mets plus succulents ; quant à l’eau de la cruche, elle abreuvait tout de suite et emplissait de joie, car c’était une eau vierge, faite de la rosée la plus pure.
Au bout d’un mois, cependant, le cheikh était triste parce qu’Al Azraq ne l’avait pas encore regardé. Alors il avait décidé de retourner dans sa famille, parce qu’il pensait que l’Homme Bleu ne l’avait pas jugé digne de servir Dieu. Il marchait sans espoir sur le chemin de son village quand il vit un homme qui l’attendait. L’homme était Al Azraq, qui lui demanda pourquoi il l’avait quitté. Puis il l’invita à rester avec lui, à l’endroit même où il s’était arrêté. Ma el Aïnine était resté encore de nombreux mois auprès de lui, et un jour, l’Homme Bleu lui dit qu’il n’avait plus rien à lui enseigner. « Mais tu ne m’as pas encore donné ton enseignement », dit Ma el Aïnine. Alors Al Azraq lui avait montré le plat de dattes, l’écuelle de lait caillé et la cruche d’eau : « N’ai-je pas partagé cela avec toi, chaque jour, depuis que tu es arrivé ? » Ensuite il lui avait montré l’horizon, dans la direction du nord, vers la Saguiet el Hamra, et lui avait dit de construire une ville sainte pour ses fils, et il lui avait même prédit que l’un d’eux deviendrait roi. Alors Ma el Aïnine avait quitté son village avec les siens, et il avait construit la ville de Smara.
Quand le cheikh eut fini de raconter cette histoire, il embrassa encore Nour et il retourna dans l’ombre de sa maison.
Le lendemain, au déclin du soleil, Ma el Aïnine sortit de sa maison pour dire la dernière prière. Les hommes et les femmes du campement n’avaient presque pas dormi, car ils n’avaient pas cessé de chanter et de frapper le sol avec leurs pieds. Mais c’était déjà le grand voyage vers l’autre côté du désert qui avait commencé, et l’ivresse de la marche le long du chemin de sable était déjà dans leur corps, elle les emplissait déjà du souffle brûlant, elle faisait briller les mirages devant leurs yeux. Personne n’avait oublié la souffrance, la soif, la brûlure terrible du soleil sur les pierres et le sable sans fin, ni l’horizon qui recule toujours. Personne n’avait oublié la faim qui ronge, non seulement la faim des aliments, mais toute la faim, la faim d’espoir et de libération, la faim de tout ce qui manque et creuse le vertige sur le sol, la faim qui pousse en avant dans le nuage de poussière au milieu des troupeaux hébétés, la faim qui fait gravir la pente des collines jusqu’au point où il faut redescendre avec, devant soi, des dizaines, des centaines d’autres collines identiques.
Ma el Aïnine était de nouveau accroupi sur la terre battue, au milieu de la place, devant les maisons peintes à la chaux.
Mais cette fois, les chefs des tribus étaient assis à ses côtés. Tout près de lui, il avait fait asseoir Nour et son père, tandis que le frère aîné et la mère de Nour étaient restés dans la foule. Les hommes et les femmes du campement étaient massés en demi-cercle sur la place, certains accroupis, enveloppés dans leurs manteaux de laine pour se protéger du froid de la nuit, d’autres debout, ou marchant le long des murs de la place. Les musiciens faisaient résonner la musique triste, en pinçant les cordes des guitares et en frappant avec le bout de l’index sur la peau des petits tambours de terre.
Le vent du désert soufflait maintenant par intermittence, jetant au visage des hommes des grains de sable qui brûlaient la peau. Au-dessus de la place, le ciel était bleu sombre, déjà presque noir. Partout, autour de la ville de Smara, c’était le silence infini, le silence des collines de pierre rouge, le silence du bleu profond de la nuit. C’était comme s’il n’y avait jamais eu d’autres hommes que ceux-ci, prisonniers dans leur minuscule cratère de boue séchée, accrochés à la terre rouge autour de leur flaque d’eau grise. Ailleurs, c’était la pierre et le vent, les vagues des dunes, le sel, puis la mer, ou le désert.
Quand Ma el Aïnine commença à réciter son dzikr, sa voix résonna bizarrement dans le silence de la place, pareille à l’appel lointain d’une chèvre. Il chantait à voix presque basse, en balançant le haut de son corps d’avant en arrière, mais le silence sur la place, dans la ville, et sur toute la vallée de la Saguiet el Hamra avait sa source dans le vide du vent du désert, et la voix du vieil homme était claire et sûre comme celle d’un animal vivant.