Agnès Martin-Lugand
Désolée, je suis attendue…
Pour toi, rien que pour toi, et toujours pour toi
S’il est librement choisi, tout métier devient source
de joies particulières, en tant qu’il permet de tirer profit
de penchants affectifs et d’énergies instinctives.
Écoute, ma voix, écoute ma prière.
Écoute mon cœur qui bat, laisse-toi faire.
Je t’en prie, ne sois pas farouche
Quand me vient l’eau à la bouche.
Je te veux confiante, je te sens captive.
Je te veux docile, je te sens craintive.
— 1 —
Quatre mois que je me tournais les pouces : vive les stages de fin d’études ! Avec le recul, je comprenais mieux pourquoi j’avais réussi à trouver le mien à la dernière minute. Contrairement à tous mes camarades d’école de commerce, prêts à turbiner comme des malades, je ne l’avais pas cherché dans l’idée de me défoncer pour décrocher mon premier CDI. J’étais partisane du moindre effort et je savais ce que j’aimais : manier mes deux langues — le français et l’anglais — et permettre aux gens de communiquer entre eux. J’adorais parler. Plus bavarde que moi, ça n’existait pas. À force de mettre mon nez dans l’annuaire des anciens de l’école, j’étais tombée sur les coordonnées de cette agence d’interprètes dans le milieu des affaires, j’avais envoyé mon CV, eu un entretien avec l’assistante du patron, et le problème avait été réglé. Mais franchement, qui aurait voulu de cette planque pour obtenir son diplôme ? Je devais être la seule et l’unique à y trouver de l’intérêt, puisque c’était le « stage photocopies » par excellence, sans un centime d’indemnité, alors que les autres touchaient un peu d’argent chaque mois. Les avantages — non négligeables : aucune responsabilité, pas d’obligation de porter un tailleur, pas d’horaires tardifs non plus, et la possibilité de boire des cafés gratis et de retrouver toute la petite bande pour l’Happy Hour ! Dans une autre vie, ç’aurait pu être intéressant d’y bosser, pour la bilingue que j’étais.
Ce jour-là, je n’avais pas les yeux en face des trous. Nous avions fait la fête toute la nuit, et je n’avais que deux petites heures de sommeil au compteur, dans le clic-clac pourri de ma sœur, dont les ressorts m’avaient martyrisé le dos. Bien qu’arrivée avec plus d’une heure de retard, j’avais, semble-t-il, réussi à passer inaperçue en allant me planquer dans le placard à balais qui me servait de bureau. Dans l’après-midi, alors que je luttais pour ne pas m’endormir, la secrétaire du patron, perchée sur ses talons de pétasse, arriva vers moi, un sourire diabolique aux lèvres ; cette bonne femme frustrée allait encore me refourguer ses corvées.
— Va servir des cafés dans le bureau de Bertrand.
— Non, je suis occupée, là. Ça ne se voit pas ?
— Vraiment ?
Elle me sourit méchamment, puis regarda ses ongles manucurés, avant de reprendre, l’air de rien :
— Ah, dans ce cas, dès que tu auras fini ta mission si importante, il y a cinq dossiers à relier qui t’attendent, je ne vais pas avoir le temps de le faire.
La tuile ! J’étais une vraie quiche avec la bécane à relier. Je penchai la tête sur le côté et lui renvoyai un sourire aussi bête que le sien.
— OK ! Je les fais, ces cafés, c’est plus raisonnable, les tiens sont vraiment dégueulasses. Il ne faudrait pas contrarier le patron.
Vexée, raide comme un piquet, elle me fixa tandis que je me levais en lui faisant une grimace de sorcière, langue tirée.
Dix minutes plus tard, un plateau entre les mains, concentrée pour éviter de me rétamer devant tout le monde, je donnai un coup de fesse tout en soupirant pour ouvrir la porte du bureau du boss, quand un effluve de téquila se fraya un chemin jusqu’à mon nez ; je puais encore l’alcool de la veille.
En pénétrant dans la pièce, à travers mes cils, je jetai un regard aux quatre hommes en costard-cravate, leurs mines sérieuses et empruntées me donnèrent envie de rire. Je déposai devant chacun sa tasse. À croire que j’étais transparente, aucun ne se fendit d’un petit « merci » pour mon service impeccable. Je pris deux secondes, attendant toujours mon bon point, et j’en profitai pour tendre l’oreille, piquée par la curiosité. S’occupaient-ils de régler le problème de la faim dans le monde pour ne pas être capables d’un minimum de politesse ? À première vue, non. En revanche, le patron venait de se planter royalement en s’emmêlant les pinceaux avec des homonymes en anglais. Et ça se disait interprète ! Faut tout leur apprendre ! Ni une ni deux, je fis les trois pas qui me séparaient de lui, posai ma main sur son épaule et lui glissai fièrement à l’oreille une solution à son contresens. Ses doigts tapotèrent nerveusement le bois de la table.
— Dehors la stagiaire ! siffla-t-il entre ses dents en me lançant un regard noir.
Je me reculai d’un bond, fis un sourire de godiche, que j’offris à tous, et quittai la pièce comme si j’avais le feu aux trousses. Une fois la porte du bureau refermée derrière moi, je m’y adossai en soupirant et en riant. Bon, au moins il savait que j’existais maintenant. Mais mon Dieu, quelle conne ! Je devrais apprendre à me la fermer parfois.
Deux mois plus tard, la délivrance enfin. Ce maudit stage touchait à son terme. Évidemment, certaines conversations épiées derrière une porte — il fallait bien s’occuper — avaient tout de même suscité mon intérêt. Le patron et ses trois interprètes semblaient être les rois du pétrole auprès de leurs clients — du beau monde dans le milieu des affaires —, ça avait l’air excitant leur job. De ce que j’avais compris, ils rencontraient des tas de gens intéressants dans des milieux très différents. Ça me plaisait bien, limite, ça me titillait. Enfin… plus que quelques minutes et c’étaient les vacances. Et surtout je pourrais enfin me lancer dans la préparation de mon grand projet, dont je n’avais encore parlé à personne. Je voulais prendre une année sabbatique et vadrouiller aux quatre coins du monde, sac au dos, avant de songer à un quelconque avenir professionnel. J’avais envie de voir du pays, de rencontrer des gens, de profiter de la vie et surtout de m’amuser. À 18 heures, après avoir récupéré l’attestation de stage signée auprès de la secrétaire frustrée du patron, j’étais prête à partir. Je faisais un dernier tour de mon placard, hésitant à chourer quelques stylos et un bloc-notes.
— La stagiaire, dans mon bureau !
Je sursautai. Que me voulait le big boss ? Une chose était certaine ; je n’allais pas recevoir un petit chèque de remerciements pour bons et loyaux services. Depuis mon coup d’éclat, j’avais rasé les murs à chaque fois que nos chemins s’étaient croisés, préférant éviter une nouvelle engueulade. À quelle sauce allais-je être mangée ? Lorsque je pénétrai dans son bureau, le grand manitou tapait frénétiquement sur son clavier. Je restai piquée debout devant son bureau sans trop savoir où me mettre, tripotant mes mains, me sentant pour la première fois totalement ridicule et décalée avec mes magnifiques Puma aux pieds et mes cheveux roux coiffés version sauvageonne.