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Le soir même, on nous livra nos traditionnels plateaux de sushis en salle de réunion. Chacun rédigea son compte rendu de la journée. Il n’était pas loin d’une heure du matin quand tout fut bouclé. Je n’avais pas vu le temps passer. J’étais prête à attaquer mes dossiers laissés en suspens. C’était compter sans l’intervention de Bertrand.

— Il est tard. Beau boulot, Yaël. Je te dépose en taxi chez toi, me proposa-t-il en se levant.

— Merci, lui répondis-je en levant à peine le nez de mon téléphone.

Il franchissait déjà le seuil de la pièce. Je le suivis. Pourquoi souhaite-t-il que nous partagions le taxi ? Cela n’arrivait jamais.

— Attends-moi.

Il alla dans son bureau pour en ressortir quelques minutes plus tard, les bras chargés de dossiers. Cet homme ne s’arrêtait jamais de travailler. Sa soif de réussite, de conquête était insatiable. Arriverais-je jamais un jour à son niveau ? Ça me paraissait tout bonnement impossible.

Le trajet se déroula en silence, chacun penché sur son téléphone. Celui de Bertrand sonna. Je compris très rapidement qu’il s’agissait d’un client satisfait. La voiture s’immobilisa en bas de chez moi, Bertrand me fit signe de ne pas bouger. Il raccrocha et posa sa nuque sur l’appuie-tête.

— Tu vois, c’est pour des journées comme ça que j’aime mon job. Je ne connais rien de mieux ou presque que ces appels à n’importe quelle heure pour louer la qualité de notre travail.

Je m’autorisai un sourire franc. Au fond de moi, je jubilais, sachant que je contribuais à cette réussite.

— Je suis bien d’accord, lui répondis-je, convaincue. Je vais vous laisser rentrer chez vous. À demain.

— Attends, me dit-il en se redressant et en braquant un regard impérieux sur moi.

Interloquée, je refermai la portière déjà ouverte. Que me voulait-il ? Il avait donc bien quelque chose en tête, et peut-être d’important, à m’annoncer. Machinalement, je passai en revue ma journée, traquant un faux pas.

— Yaël, tu es de la même trempe que moi, ambitieuse, prête à tout pour réussir, passionnée. Je ne me trompe pas ?

— Non, effectivement.

— Ton job, c’est ta vie. Comme moi ?

J’acquiesçai. Tout en me demandant vraiment où il voulait en venir. Le sens de cette discussion m’échappait, je n’aimais pas ça.

— Je songe à prendre un associé… J’ai réfléchi… observé tout le monde à l’agence, parcouru vos dossiers… cela ne peut être que toi.

Mon Dieu ! Suis-je en train de rêver ?

— Je ne trouverai pas mieux comme bras droit, enchaîna-t-il. En dix ans, tu as pris de l’envergure, rien ni personne ne t’a jamais fait sortir de la route. Tu es une guerrière, tu n’en as jamais assez et en veux toujours plus. Tu es hargneuse, tu gagnes à tous les coups. J’ai en tête de me, de nous développer dans le futur. Pour tout te dire, je n’exclus pas d’ouvrir une agence à Londres ou New York. Pour ça, j’ai besoin d’un associé. Et il me faut le meilleur. La meilleure, c’est toi. Je tenais à ce que tu le saches.

Je déglutis, ne sachant pour une fois pas trop quoi lui répondre. Je ne laissais rien transparaître, pourtant intérieurement, c’était la danse de la joie et de la fierté. J’avais eu raison de ne jamais baisser la garde et de toujours chercher le top niveau. J’étais la meilleure, il le savait enfin. Et je venais de remporter la victoire.

— Je reviendrai vers toi à ce sujet au moment opportun. Garde-le dans un coin de ta tête.

— Très bien.

— Bonne nuit.

Un dernier signe de tête, et je sortis de la voiture, tentant de garder une contenance. Le taxi démarra une fois que je fus entrée dans la cour de l’immeuble. Je ne sais comment je parvins à arriver jusque chez moi et à me retrouver assise sur mon canapé, les genoux s’entrechoquant, mon sac posé en vrac sur le parquet. Mon patron venait de me vendre du rêve, mon rêve, celui que je convoitais depuis si longtemps, sans jamais oser y croire. Enfin ! C’était réel ! Quand je repensais à mes premiers temps à l’agence, déjà dix ans auparavant, c’était tout bonnement impensable que j’en arrive là. Tout avait tellement mal commencé…

Le reste du week-end de notre fête de folie, le soir de mon embauche, Marc était resté introuvable. Comme d’habitude, nous avions tous, pour un oui pour un non, cherché à le joindre chez son grand-père, personne n’avait jamais décroché. Je trouvais ça étrange, mais les uns et les autres m’avaient convaincue qu’il ne fallait pas s’inquiéter, ce n’était pas la première fois qu’il oubliait de donner signe de vie. La tête un peu ailleurs, j’avais commencé à travailler. Le patron avait décidé de me former lui-même en tant qu’interprète. Au début, ça se résumait à m’asseoir dans un petit coin tandis qu’il était en pleine action, avec l’interdiction formelle d’ouvrir la bouche. Et quand je ne jouais pas à la potiche, je faisais de la prospection téléphonique ou du classement de dossiers. Hyper passionnant ! Pour ne pas trop avoir l’impression de ne rien faire, j’avais décidé de mettre au point les fiches de renseignements sur les clients, ce qui m’avait permis à l’époque de cerner l’étendue des champs d’action de l’agence et, sans m’en rendre compte, de mémoriser le fichier clients. Le mardi soir, soit après seulement deux jours, j’en avais déjà ras le bol de l’agence, je décidai de faire le minimum syndical pour ne pas m’attirer les foudres de Bertrand, me forçant sans cesse à faire profil bas pour profiter de la planque et gagner un peu d’argent. La seule chose qui me motivait était le concert de Ben Harper à Bercy, je savais que Marc ne louperait ça pour rien au monde. À 17 h 30, j’avais changé de chaussures sous mon bureau, troquant mes horribles escarpins pour glisser mes pieds ampoulés dans mes bonnes vieilles Puma et j’avais quitté le bureau en douce. J’avais commencé à m’inquiéter vers 19 heures, Marc n’était toujours pas là, alors que nous avions prévu d’aller au plus près de la scène dans la fosse, c’était raté. À 20 heures, le concert avait commencé, j’étais toujours seule, dehors. Après avoir fait les cent pas, je m’étais assise sur les marches de Bercy, j’avais mis les écouteurs de mon mp3 et écouté Ben Harper chanter Alone en boucle durant l’heure et demie de concert. Lorsque les spectateurs avaient commencé à sortir de la salle, je l’avais cherché partout, me persuadant qu’il avait réussi à rentrer sans billet et qu’il avait cherché à me rejoindre à l’intérieur. Évidemment, je ne le vis pas. À partir de là, la panique et l’angoisse m’avaient envahie, et je n’avais plus vécu que pour ça. Les autres aussi. Là, nous pouvions nous inquiéter, c’était permis. Rien de tout ça n’était normal. Il lui était arrivé quelque chose. Nous avions organisé des tours de garde dans ses lieux de prédilection. Quand l’un de nous était à la fac, un autre était au País, un troisième rôdait en bas de chez son grand-père, tandis qu’un quatrième cherchait à joindre des connaissances avec qui nous l’avions vu. Je faisais des sauts de puce à l’agence lorsque j’étais relevée d’un tour de surveillance. Après plus d’une semaine sans nouvelles, et sans réussir non plus à mettre la main sur son grand-père, Adrien et Cédric allèrent au commissariat, où on leur expliqua que c’était à la famille de s’occuper d’une disparition. Ils tombèrent sur des flics sympas qui se renseignèrent et leur assurèrent qu’aucun avis de recherche n’avait été diffusé au sujet de Marc. Je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je ne pensais qu’à lui. Avec la bande, plus de rires, plus de blagues, on ne parlait que de lui, sans comprendre ce qui s’était passé. Les trois semaines suivantes, chaque après-midi, je quittais le bureau plus ou moins discrètement suivant les jours, me foutant royalement des remarques acerbes et menaçantes de l’assistante de Bertrand pour me rendre devant la fac, où je distribuais une photo de Marc, avec mon numéro de téléphone. J’y restais jusque tard dans la soirée, les larmes dégoulinant sur mes joues. Un soir où je sanglotais la tête sur les genoux, assise sur les marches devant l’entrée principale, sous la pluie, Alice, Cédric, Adrien et Jeanne étaient arrivés. J’avais senti une caresse sur mes cheveux, sans réagir.