— Yaël, avait dit ma sœur de sa voix douce, rentre avec nous, tu vas attraper du mal si tu restes là.
J’avais déjà mal partout, j’étais gelée, et je m’en foutais.
— Non… je veux rester… il va venir… il faut qu’il vienne…
— Ça ne sert à rien, il est tard… on a fait tout ce qu’on a pu…
— Non ! avais-je hurlé en me levant brutalement. On ne va pas l’abandonner !
Je les avais poussés violemment en criant.
— Je veux Marc, je veux le voir !
Alice et Jeanne pleuraient l’une contre l’autre. Cédric et Adrien m’avaient prise dans leurs bras, je m’étais débattue quelques minutes en frappant avec mes poings leurs torses sans m’arrêter de hurler, ils n’avaient pas cédé, j’avais fini par lâcher prise, en sanglotant, accrochée à leurs blousons. Ce soir-là, tout le monde avait passé la soirée chez Alice et Cédric. Jeanne avait demandé à la concierge de garder sa fille toute la nuit. Les garçons s’étaient pris la cuite de leur vie et, pour la première fois de ma vie, je les avais vus pleurer, avant de m’endormir toujours en larmes, la tête sur les genoux de ma sœur. Deux jours plus tard, Bertrand m’avait convoquée dans son bureau dès mon arrivée. La veille, j’avais tenté l’opération de la dernière chance pour retrouver Marc, et j’avais raté un rendez-vous, mon premier en solo. Je m’étais écroulée sur une des chaises qui lui faisaient face, mes cheveux gras attachés n’importe comment, mon jean dégueulasse, un pull emprunté à Cédric et mes baskets aux pieds.
— Vous n’avez rien à me dire, Yaël ? m’avait-il demandé d’une voix glaciale.
— Non, lui avais-je répondu en me rongeant les ongles.
— À cause de vous, j’ai perdu un client, mais ça, vous vous en moquez.
Les yeux pleins de larmes, j’avais essayé de le défier du regard. Le sien était froid, il me fixait du fond de son fauteuil, indifférent à ma détresse. Quel salopard !
— Vous êtes une fille intelligente. Vous aurez beau tout faire pour vous tirer une balle dans le pied, je ne changerai pas d’avis. Vous êtes douée, j’en suis convaincu, c’est pour ça que je ne vous virerai pas. Depuis votre coup d’éclat, je sais que vous pouvez beaucoup apporter à l’agence. À la condition que vous ayez un minimum de respect pour votre travail et pour vous-même. Un seul conseil : ne gâchez pas votre avenir pour une broutille.
J’avais bien essayé de bafouiller, il ne m’avait pas laissé la possibilité d’une quelconque explication.
— Je ne veux pas savoir, ça ne m’intéresse pas. Maintenant, rentrez chez vous, lavez-vous, et on se voit demain.
Étonnamment, il ne m’avait pas braquée, et le lendemain, pour la première fois, j’étais arrivée à l’heure à l’agence.
Je me levai de mon canapé, ne voulant pas me replonger davantage dans des souvenirs douloureux, et allai me servir dans la cuisine un verre d’eau minérale glacée avant de rejoindre ma chambre. En dix ans, mon dressing s’était métamorphosé ; mes vieilles Puma devaient toujours traîner au fond — je n’avais pu me résoudre à les jeter, sans trop savoir pourquoi —, mes premiers escarpins ringards avaient cédé leur place à une dizaine de Louboutin, je touchais un salaire de ministre, sans compter les primes. Je devais avouer que j’avais pris goût à cette adrénaline de la réussite, du travail, à être entourée de gens de pouvoir. J’aimais terriblement mon job. Il y avait des années que Bertrand ne m’appelait plus la stagiaire, et voilà qu’il voulait faire de moi son associée, son bras droit.
En me glissant sous les draps une demi-heure plus tard, je renonçai à avaler mon somnifère quotidien, la nuit était bien avancée, je ne voulais pas risquer d’être abrutie le lendemain. Et puis, j’étais bien trop excitée par la proposition de Bertrand, je voulais y réfléchir. Une de ses phrases me revenait sans cesse en tête : « Yaël, tu es de la même trempe que moi, ambitieuse, prête à tout. » J’avais une telle admiration pour lui, pour sa carrière ! Le fait qu’il me hausse à son niveau me faisait grimper au septième ciel. Il avait tout sacrifié pour réussir, même sa famille. Bertrand avait été marié, il était père de deux grands enfants d’une vingtaine d’années, qu’il ne voyait qu’une ou deux fois par an autour d’un dîner. Lorsqu’il avait eu la possibilité de partir travailler aux États-Unis, de ce que j’avais compris, sa femme ne voulant pas le suivre avec les enfants, il avait pris la décision radicale de divorcer, quitte à être séparé de ses enfants. Ses ambitions n’étant pas compatibles avec une vie de famille, il avait choisi de ne pas jouer la comédie plus longtemps, « j’ai essayé de faire comme tout le monde, grand mal m’en a pris ». J’adhérais totalement à sa façon de voir les choses ; le travail était l’unique source d’épanouissement valable, la réussite comblait, le reste n’apportait que troubles et perturbations. Moi qui aimais la pression, j’étais servie avec cette proposition d’association qu’il me faisait miroiter. J’allais me défoncer encore plus au travail, et j’adorais cette idée. À trente-cinq ans, une telle opportunité ne se manquait pas. C’était l’occasion de ma vie.
Le mois suivant, je montai d’un cran mon exigence envers moi-même et envers les autres. Mon implication atteignait des sommets ! Le mini-requin que j’étais jusque-là était désormais devenu un requin adulte, aux dents acérées, jamais rassasié. Je décrochais contrat sur contrat tout en gérant le courant. Je faisais désormais partie de la famille des squales les plus dangereux, les plus féroces. Je faisais peur, et je m’en délectais. Je surpris tout le monde en réussissant à conclure un partenariat juteux : la gestion d’une dizaine d’invités à trois colloques organisés par une société pharmaceutique. Nous aurions affaire à des industriels puissants, mais aussi à des professeurs en médecine issus des plus prestigieuses universités américaines, dont les centres d’intérêt étaient diamétralement opposés, ça allait être tendu. Je profitais du moindre relâchement d’un de mes collègues pour récupérer ses dossiers. Je ne me faisais pas d’amis, ça tombait bien, je m’en foutais royalement, et je n’étais pas là pour ça. Tout, je voulais tout. Surtout prouver à Bertrand que je pouvais être sur tous les fronts : interprète, apporteuse d’affaires, manager, acharnée des réunions tardives. Le téléphone, en permanence greffé à l’oreille, je mettais mon nez dans les affaires de tout le monde, sauf dans les siennes. Chaque fois qu’il me sollicitait, je jubilais intérieurement. Les seules pauses que je m’accordais étaient consacrées à mes rendez-vous avec différentes banques ; je m’étais fixé comme impératif d’être prête à réagir au « moment opportun », selon son expression. Combien étais-je en mesure de mettre sur la table pour détenir des parts de l’agence ? Un bon paquet : entre mon salaire et mon appartement, dont j’étais propriétaire, les banquiers me courtisaient sans que je m’épuise en arguments.