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Je m’obligeais à grignoter des barres énergisantes et des soupes protéinées pour tenir le coup ; manger était le cadet de mes soucis. Le corps était vraiment mal fait, il n’évoluait pas assez vite ! Ma femme de ménage était missionnée pour faire mes réserves. J’investis dans quelques tubes de Guronsan, n’ayant plus la possibilité de prendre de somnifères, je me couchais trop tard et me levais trop tôt, puisque je continuais à recharger les batteries en nageant invariablement tous les matins à 7 heures. Lorsque je trouvais le sommeil, ce n’était jamais pour plus de quatre petites heures. Ça me suffisait amplement, la fatigue n’avait aucune prise sur moi, j’étais maîtresse de mon corps. L’adrénaline du défi coulait dans mes veines, c’était mieux, plus fort, plus puissant que la drogue ou le sexe.

Je dus pourtant me résoudre à accepter une des invitations d’Alice à dîner chez eux. J’avais fait mes calculs : en la voyant une fois par mois, seule ou avec toute la troupe, j’espérais obtenir un semblant de paix. Et le dîner était le moins contraignant, je pouvais esquiver les sucreries écœurantes, et surtout, les enfants étant couchés tôt, je m’éviterais les migraines. Après tout, ce n’était qu’un sacrifice de quelques heures, une alerte de mon téléphone me rappelait tous les 20 du mois de donner signe de vie. Mais pour ça, il fallait que je parte du bureau plus tôt, trop tôt. Et j’avais horreur de ça !

Ce jour-là, je quittai donc l’agence à 19 h 30, sans avoir revu Bertrand, parti en rendez-vous — ce que je n’aimais pas du tout, ça me donnait le sentiment de faire l’école buissonnière. Avant de démarrer la voiture, j’installai mon kit mains libres, prête à réagir en cas d’appel. Me moquant totalement de la sécurité routière, je ne cessai de jeter des coups d’œil à mes mails. Arrivée sur l’autoroute, la monotonie de la conduite m’arracha un bâillement, qui fut le premier d’une série interminable, noyant mes yeux de larmes. Même si ça me faisait frissonner, j’avais ouvert ma vitre en grand, pour me donner un coup de fouet. Je fus envahie par un sentiment de soulagement en me garant devant chez Alice et Cédric. C’était le bout du monde ! Ça m’avait semblé interminable. La prochaine fois, je prévoirais un casse-croûte !

Ma sœur avait bien compris que le tir groupé était de rigueur, Adrien et Jeanne étaient de la partie. Marius, Léa cachée derrière lui, m’ouvrit la porte. Ils étaient en pyjama, les cheveux coiffés et encore mouillés après leur douche. Marius me prit par la main et m’entraîna vers le séjour où les adultes prenaient l’apéro, sans que je puisse récupérer ma liberté. Alice se leva et vint vers moi tout en s’adressant à ses enfants :

— Allez, vous avez vu Yaël maintenant, au dodo !

Puis, se tournant vers moi et fronçant les sourcils :

—  Ça va, toi ?

— Très bien ! Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Pour rien, me dit-elle en m’embrassant.

À d’autres ! Pourvu que cette soirée ne vire pas au tribunal de l’Inquisition ; Alice se retenait, mais pour combien de temps ? Je fis une bise aux autres, et trouvai une place dans le canapé.

— Je te sers un verre ? me proposa Cédric.

— Tout petit, s’il te plaît.

Deux minutes plus tard, j’étais affublée d’un verre de vin blanc rempli à ras bord, dans lequel je trempai mes lèvres. Je posai mon téléphone sur la table basse bien en vue et à portée de main, histoire de ne prendre aucun risque.

— Où est votre fille ? demandai-je à Jeanne et Adrien. Elle a passé l’âge de se coucher avec les poules.

— On l’a laissée à la maison avec une baby-sit’. Soirée entre adultes, me répondit Jeanne qui affichait un air satisfait et soulagé.

Alléluia ! En aurait-elle marre des soirées gamins ? Alice revint parmi nous, et s’assit à côté de moi.

— Que racontez-vous de beau ? demandai-je à la cantonade.

Sans trop savoir pourquoi, j’avais envie qu’ils me donnent de leurs nouvelles. Ça m’arrivait parfois et surtout ça m’évitait de parler de moi. Cédric se lança le premier, il fit rire tout le monde en nous racontant comment il essayait que ses élèves de terminale pro s’intéressent à la philo. Mon beau-frère était sidérant d’espoir, pour lui, les causes perdues n’existaient pas. Il ne tirait aucune gloire lorsqu’il réussissait à ce que tous ses élèves aient la moyenne au bac. Les lauriers ne l’intéressaient pas. Jeanne, quant à elle, était fatiguée par son recrutement d’extras pour les soldes ; elle était maintenant responsable de son magasin et n’arrivait pas à trouver d’étudiantes prêtes à avoir mal aux pieds durant tout le mois que ça durait. Alors que moi ça m’aurait tapé sur le système, elle restait optimiste, prenant ça avec philosophie, fidèle à elle-même.

Les années semblaient ne pas avoir prise sur Jeanne. Son look ne bougeait pas d’un iota, son carré plongeant noir corbeau toujours impeccablement en place, son éternel piercing et une garde-robe à la pointe de la mode, qu’elle faisait simplement évoluer au fil des saisons. Adrien prit la relève en faisant le guignol comme d’habitude.

— Je milite à la boîte pour qu’on instaure l’élection du meilleur commercial du mois avec sa photo dans le hall, comme aux States.

— Ou chez McDo, lui rétorqua sa femme.

Tout le monde éclata de rire, même moi. Adrien avait tout mis en œuvre pour ne pas avoir son diplôme à l’école, et Dieu sait qu’il fallait vraiment y mettre du sien pour échouer. Le corps enseignant avait tout de suite vu en lui le futur VRP hors pair, alors on lui avait passé ses absences, ses oublis de rendus de dossier, et toutes les âneries qu’il avait organisées avec le BDE. En revanche, personne ne put rien faire pour lui lorsqu’il oublia de se lever le matin des épreuves du diplôme. Ça ne l’avait pas empêché de trouver du travail en deux temps trois mouvements juste quelques jours après moi. Il était commercial pour une grande marque de fenêtres, et il en vendait des fenêtres, par palettes entières. Chez lui, les années avaient laissé quelques traces ; sa carrure trapue de rugbyman s’empâtait et sa tignasse brune se clairsemait.

Alice nous invita à passer à table et en profita pour prendre le relais.

— J’ai renoncé à faire une demande de direction d’école, nous annonça-t-elle en commençant à servir le poisson.

— Quoi ! m’insurgeai-je. Personne ne renonce à une avancée ! Tu ne vas pas rester toute ta vie institutrice en maternelle !

Je me tournai vers les autres, hors de moi :

— Mais dites-lui, vous aussi, qu’elle fait une connerie !

Ils soupirèrent tous.

— Je peux savoir ce qu’il y a de mal à être institutrice ? me rétorqua Alice sèchement. Tu m’agaces à la fin ! J’aime apprendre aux enfants, le reste ne m’intéresse pas. Je veux rester concentrée sur l’essentiel ! Alors, fiche-moi la paix !