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Parle pour toi, Marc.

— Je vous mitonne un bon petit plat, vous m’en direz des nouvelles, mademoiselle !

Quelle horreur ! Je refusais catégoriquement d’avaler le moindre truc sortant de sa cuisine et tripoté par ses mains dégueulasses !

— Surtout rien pour moi ! Je n’ai pas faim !

— On me la fait pas, à moi ! Vous allez vous écrouler à la première rafale de vent ! Dites-moi ce qui vous ferait plaisir ?

J’allais tomber dans l’incorrection si j’insistais.

— Si vous avez des légumes verts ou une salade, mais sans rien avec…

— Vous allez vous régaler ! Marc, fais comme chez toi. Je te laisse vous servir un pichet.

Il disparut en cuisine, nous laissant là, en tête à tête. Marc, tout en passant derrière le bar, désigna la salle d’un air de dire « choisis notre table » ; il y avait l’embarras du choix. Je me décidai pour une place près de la devanture. Les pieds de la vieille chaise en bois crissèrent sur le carrelage, rappelant la migraine à mon bon souvenir. Une fois assise, j’hésitai à poser les mains sur la table, de crainte que la nappe soit poisseuse et collante. J’y allai à tâtons et soupirai de soulagement en constatant que le tissu semblait propre, j’y déposai mon téléphone. Marc s’assit en face de moi et nous servit du vin rouge dans des ballons. Il leva son verre et riva ses yeux dans les miens.

— Vu ton air pincé, j’imagine que si je te propose de trinquer à nos retrouvailles, tu refuses ?

Je le trucidai du regard. Il allait falloir qu’il comprenne fissa qu’il avait perdu le droit de me chambrer le jour où il était parti.

— Tu imagines très bien, en effet.

Par automatisme, j’avalai une gorgée. Marc en fit autant.

— Je n’ai pas eu le courage de vous dire au revoir, lâcha-t-il de but en blanc.

—  Ça veut dire quoi ?

— J’ai été viré de la fac, ou plutôt Abuelo a décidé que j’étais viré de la fac… Tu ne te souviens peut-être pas… mais j’habitais chez lui pendant mes études.

Évidemment que je me souviens de tout. Comment peux-tu imaginer le contraire ? On était tout le temps fourrés ensemble.

— Quel rapport avec ta disparition ?

— Quand il a été évident qu’une fois de plus je n’aurais pas mes partiels, avec l’accord de mes parents, il m’a fait une proposition assez simple. Il voulait que je me secoue, que j’arrête de végéter, que je fasse quelque chose de mes journées, de ma jeunesse. Il m’a payé un billet open et m’a dit de voyager, de faire des petits boulots pour vivre, de rencontrer du monde, de voir du pays, et de revenir quand je saurais ce que je voulais faire de ma vie. La première fois qu’il m’en a parlé, je n’ai pas pris ça au sérieux, j’ai cru que j’avais le choix. La seconde fois, il m’avait réservé un aller simple trois jours plus tard. Je me suis retrouvé au pied du mur, coincé.

J’étais consternée, en plus d’être furieuse. La soupe servie par son grand-père était donc la vérité. Marc n’était qu’un crétin !

— Pourquoi tu ne nous as rien dit ? lui demandai-je en tapant du poing sur la table.

— Yaël, sois honnête avec moi. Souviens-toi de comment on était les uns avec les autres. Vous n’auriez pas tout fait pour que je reste ?

Il planta ses yeux dans les miens, je les détournai. Évidemment, je me serais battue comme une folle pour qu’il ne parte pas, ou alors je serais partie avec lui, c’était ce que je comptais faire de toute façon. Comment avait-il osé nous faire ça, me faire ça ? On se disait tout, on partageait tout.

— Ce n’est pas une excuse, lui rétorquai-je. Tu aurais dû nous dire au revoir. On aurait compris, on t’aurait aidé…

Puis la colère explosa, ma voix se fit tranchante, la rage sortait :

— Tu crois que ça ne nous a rien fait ! On t’a cherché partout, comme des dingues ! On était morts de trouille ! Tout nous est passé par la tête ! As-tu la moindre idée du mal que tu nous as fait ? Je ne peux pas admettre que tu ne nous aies rien dit, que tu aies pu nous mettre à l’écart de ta vie de cette façon. Tu as tiré un trait sur nous alors qu’on était comme une famille, tous les six. C’était pour la vie, notre amitié !

Ma tirade m’avait essoufflée. Il soupira, se pinça l’arête du nez, et me regarda, abattu, désarmé.

— Si je l’avais fait, je me serais débiné, je ne serais jamais parti et j’aurais perdu la confiance d’Abuelo. Je ne pouvais pas lui faire ça, je l’aurais trahi. Je l’ai choisi lui, et pas vous. J’ai été lâche avec vous…

Se rendait-il compte que chacune de ses paroles équivalait à un coup de poignard en plein cœur ? Il me parlait de confiance. Et la nôtre, alors ? Il l’avait piétinée.

— Ce n’est pas pardonnable, j’en ai conscience… mais j’étais terrifié à l’idée de partir et de vous laisser… Je ne voulais pas passer pour un loser dont les parents et le grand-père se débarrassent. Ils ne savaient plus quoi faire de moi. Je ne valais rien, Yaël, j’ai refusé que vous vous en rendiez compte…

Il piqua du nez quelques secondes. Lorsqu’il me regarda à nouveau, il souriait tristement.

— Et puis, on a fait une fête de folie pour ton embauche, mon dernier soir.

— C’est vrai…

— Je n’arrêtais pas d’y penser, j’ai failli craquer et tout vous dire, mais je ne voulais pas gâcher ta joie, je voulais juste profiter de vous jusqu’au bout.

Une image très nette apparut dans mon esprit. Une image à laquelle je m’interdisais de penser depuis dix ans, tellement ça me faisait mal.

—  Ça veut dire que quand tu m’as ramenée à pied jusqu’à mon studio à 7 heures du mat’…

— Je savais que je ne te reverrais pas après, m’avoua-t-il en me regardant droit dans les yeux.

— Avant de me prendre dans tes bras, tu m’as dit de garder ton billet…

— Pour le concert de Ben Harper… je m’en souviens très bien… Et après, je me suis enfui pour aller à l’aéroport.

Je pris ma tête entre mes mains et fixai les carreaux.

— Tu aurais pu donner des nouvelles, une fois parti !

—  Ça aurait servi à quoi ? À vous dire que je déprimais, que j’étais un raté qui ne savait rien faire de ses dix doigts ! Et puis j’avais trop peur d’affronter vos reproches. Quand Abuelo m’a dit qu’il t’avait vue, j’ai su ce jour-là que c’était trop tard pour vous donner des nouvelles, que je ne ferais qu’envenimer la situation.

— Tu parles… ç’a été ton excuse pour couper définitivement les ponts avec nous et renier notre amitié.

— Tu ne peux pas me dire une chose pareille !

— Boucle-la, Marc !

Je soupirai profondément, et m’effondrai sur ma chaise, soudainement fatiguée, ne sachant plus quoi lui dire, dépitée et envahie par le souvenir de cette dernière rencontre avec son grand-père.

Le lendemain du jour où les autres m’avaient récupérée devant la fac, je n’étais pas allée travailler, pour passer la journée assise par terre devant la porte de l’immeuble du vieil homme, décidée à attendre qu’il rentre chez lui. Il n’était pas loin de 21 heures lorsque je l’avais vu arriver en sifflotant. Il s’était arrêté devant moi, un sourire doux aux lèvres, j’avais remarqué qu’il portait une des vestes en velours de Marc. Il m’avait invitée à le suivre. Je me souvenais encore d’avoir pensé en montant l’escalier derrière lui qu’il avait la forme, le grand-père, pour grimper jusqu’au troisième étage au petit trot. À aucun moment, il n’avait cessé de siffler, et ça m’avait prodigieusement agacée. Une fois dans l’appartement, j’étais restée plantée devant la porte d’entrée en croisant les bras alors que lui traversait le grand couloir aux tons chauds, ocre, acajou, et éclairé par des lampes de bibliothèque. J’avais fini par craquer :