— Où est-il ?
— Viens t’asseoir, ma petite Yaël !
— Non !
Il s’était tourné en riant.
— Quel caractère !
— Tant mieux si je vous amuse, mais où est-il ?
Il s’était approché et lorsqu’il avait posé sa main ridée sur moi, je m’étais reculée. Il s’était assombri.
— Il va bien, ne t’inquiète pas…
Un bref instant, j’avais soupiré de soulagement.
— OK ! Mais où est-il ?
Il s’était allumé un cigarillo, puis il avait secoué la tête en me fixant.
— Je savais que je finirais par voir un de vous cinq. Oh… j’avais une petite préférence pour toi…
— Je m’en fous de ça ! Je veux le voir !
— Marc est parti faire autre chose de sa vie, tenter une aventure… Il est loin…
— Mais où est-il ? Et pourquoi ? avais-je crié en tapant du pied.
— Je ne peux rien te dire de plus… Mon petit-fils est un crétin. Je lui avais pourtant dit de vous en parler… mais bon… il a fait son choix…
Il m’avait prise fermement par les épaules, alors que mes joues étaient baignées de larmes.
— Ça n’a pas été une décision facile, crois-moi, mais il fallait qu’il parte, c’était nécessaire… c’est pour son bien. Maintenant, reprends ta vie, ma petite Yaël. Et pareil pour tes amis…
— Il ne reviendra pas ? lui avais-je demandé, la voix brisée.
Abuelo avait haussé les épaules, j’avais vu un éclair de tristesse traverser son regard. Il avait serré plus fort mes épaules.
— Ne l’attends pas, m’avait-il dit tout doucement.
Je m’étais dégagée de son étreinte et j’étais partie en courant, laissant la porte de son appartement ouverte derrière moi. Il m’avait appelée dans la cage d’escalier, mais je m’étais bouché les oreilles, refusant d’écouter la suite. J’avais foncé chez Alice et Cédric pour tout leur raconter. Je m’étais sentie tellement seule sans lui à cette époque-là, partagée entre le manque et l’impression d’avoir été trahie. Et puis, sans nous concerter, nous l’avions moins évoqué. La vie avait suivi son cours, et le quotidien nous avait aspirés. Pourtant, personne ne l’avait oublié. Marc était devenu un sujet tabou. Je bottais en touche les rares fois où son prénom était prononcé.
Et ce soir-là, le hasard et la pluie avaient fait que nos chemins se croisaient à nouveau. Marc était là, devant moi, et tentait de s’excuser pour ce qu’il nous avait fait.
— Et alors ? Tes voyages ? finis-je par lui demander, pour sortir de mes souvenirs.
Il m’avoua qu’il avait passé une année au Canada, assez épouvantable ; la solitude l’avait dévoré et empêché d’aller vers les autres. Son incapacité à se prendre en main en France ne s’était pas envolée comme par magie en arrivant là-bas. La réserve d’argent avec laquelle il était parti fondait comme neige au soleil. Il avait traversé le pays d’est en ouest en train, vivant de petits boulots au noir. Il avait appris l’anglais, détail qui m’arracha un sourire, mais aussi à se débrouiller tout seul. Ces douze mois en solo avaient été le coup de pied « au cul » dont il avait besoin, il était devenu adulte, « mieux que l’armée », me dit-il. À Vancouver, il avait rencontré une certaine Juliette, qui en plus de lui redonner du baume au cœur, l’avait embarqué dans un tour des Dom-Tom. À partir de là, tout avait eu la couleur des vacances, même lorsqu’il faisait la plonge pour gagner quelques euros. Il me raconta qu’avec elle, il bougeait sans cesse d’un endroit à l’autre, pas de routine ni de monotonie. Chaque heure pouvait les lancer dans une nouvelle aventure. Et puis, un jour qu’il se baladait seul, il était tombé sur un marché aux meubles, il y avait passé un après-midi entier, bien que l’esprit ethnique ne l’intéressât pas, en parlant avec les menuisiers, les tapissiers, tous les artisans qu’il rencontrait. Il s’y était senti dans son élément à ce marché, et ses connaissances lui avaient sauté aux yeux. Les jours suivants, ça l’avait hanté. Il avait fini par s’avouer les raisons de cette obsession : Abuelo lui avait transmis sa passion, lui aussi était un chasseur de trésors. Il savait enfin ce qu’il voulait faire de sa vie : travailler à la brocante avec son grand-père. Ça avait sonné l’heure du retour au bercail.
— C’était quand ?
Il marqua un temps d’arrêt, se gratta la tête, et inspira profondément.
— Il y a cinq ans, me répondit-il tout en me fuyant du regard.
— Cinq ans ! Et là, tu n’as pas eu envie de nous faire signe ? lui hurlai-je dessus.
Ce n’était pas possible ! Il avait passé tant d’années si près de nous, sans lever le petit doigt pour nous voir. Pourquoi est-ce que je perdais mon temps ? J’avais autre chose à faire que d’écouter ses conneries d’ado attardé ! Ça ne rimait à rien. Quelle excuse bidon allait-il encore inventer ?
— Tu sais qu’en dix ans, il y a un truc génial qui a été inventé ? Les réseaux sociaux, lui balançai-je ironiquement. Adrien a même retrouvé ses potes de maternelle !
— Ce n’est pas mon truc…
— Pas ton truc ! m’insurgeai-je. Tu te fous de moi, Marc ! Quand on veut, on peut ! Mais en fait, je crois que tu ne voulais pas… je finis même par me demander si on a jamais compté pour toi !
— Je t’interdis de dire ça ! J’ai vécu l’enfer sans vous…
— Ton enfer n’est rien, comparé au nôtre ! aboyai-je. Marc, tu nous as trahis. On a tous été au fond du trou à cause de toi, Adrien a perdu sa gouaille des mois durant, Cédric a raté son Capes par ta faute, on n’a plus jamais foutu les pieds au País, parce que quand on y allait, il y en avait toujours un qui se mettait à chialer ! Ça te suffit ou tu veux d’autres exemples ?
Ses yeux se remplirent de larmes, il se prit la tête entre les mains. À une autre époque, et si j’avais été moins en colère, ça aurait pu m’émouvoir. Mais, là, je n’avais qu’une envie : lui coller un aller-retour.
— Alors maintenant, réponds-moi ! Comment peux-tu vivre depuis cinq ans à Paris sans avoir cherché à savoir ce qu’on était devenus ?
Il m’affronta du regard, l’œil à nouveau sec.
— C’était compliqué… Je vivais autre chose depuis si longtemps, qui n’avait rien à voir avec vous. J’ai préféré rester avec mes souvenirs plutôt que de vous faire face. Imagine, si je vous avais retrouvés, je serais tombé comme un cheveu sur la soupe… On s’était perdus de vue, Yaël… Tout le monde avait sa vie, moi le premier… Je ne suis pas rentré seul, Juliette m’a suivi, on s’est mariés juste avant de revenir à Paris.
— Tu es marié !
La dernière chose à laquelle je m’attendais. Sans trop savoir pourquoi, je me raidis, si tant est que ce soit possible. Il regarda par la fenêtre en touchant son annulaire gauche, marqué par la trace d’une alliance.
— Plus pour longtemps, soupira-t-il. J’attends la date du divorce.
— Tu n’as pas dû avoir les bons témoins, ricanai-je.
— Celle-là, elle est méritée, lâcha-t-il avec un rire amer.
Le silence se glissa entre nous. Marc but son vin à petites gorgées. Puis brusquement le calme cessa, la porte de la cuisine s’ouvrit sur le restaurateur.
— Eh bien, quelle ambiance !
— On évoque des souvenirs, lui répondit Marc.
— Bah… ils ont pas l’air drôles, vos souvenirs !
Je découvris mon repas. Effectivement, j’avais des haricots verts, je devrais même dire de splendides fagots… sauf qu’ils étaient entourés d’une grande tranche de lard.