Выбрать главу

— Tu t’es surpassé ! le complimenta Marc en découvrant son assiette.

La vue de son plat, une langue de bœuf qui baignait dans la sauce, me donna la nausée. Je dissimulai du mieux que je pus un haut-le-cœur.

— C’est parfait, merci, annonçai-je d’un ton neutre, luttant contre le dégoût.

—  Ça vous convient ? insista-t-il, tout fier de lui.

Je hochai la tête et esquissai un léger sourire, que j’espérais convaincant. Le « chef » nous souhaita bon appétit et disparut. Du bout de ma fourchette, je retirai un maximum la cochonnaille, et piquai un haricot. Marc entama son plat à son tour.

— Yaël ?

— Oui, lui répondis-je en lui lançant un regard furtif.

Il se trémoussa sur sa chaise.

— Quoi ?

Il fallait que je prenne sur moi pour canaliser mon agressivité.

— Que deviens-tu ? Et les autres ? Je crève d’envie de savoir.

Je soupirai, fatiguée à l’avance de raconter la vie des autres et de broder autour de la mienne.

— Deux ans après ton départ, Alice et Cédric se sont mariés, puis Adrien et Jeanne ont suivi le mouvement.

— Adrien en marié ! J’aurais voulu voir ça !

Je lui envoyai un regard noir.

— Pardon, je n’aurais pas dû dire ça.

Je pris quelques secondes pour me calmer.

— Tu avais ta place à la table d’honneur, tu sais, lui appris-je avec un sourire triste, malgré moi.

— Hein ?

— Cédric a fait pareil, d’ailleurs. Nous avions une place vide à table…

Il serra le poing et vida son verre d’un trait.

— Alice a eu deux enfants, enchaînai-je. Marius a sept ans et Léa trois. Adrien a adopté Emma officiellement.

Je continuai à lui peindre le portrait de chacun un long moment sans lui laisser en placer une. Il m’écoutait avec attention, comme un enfant à qui on raconte une histoire extraordinaire, il souriait de temps à autre, je voyais à quel point il était bouleversé d’avoir raté tant d’événements. Nos assiettes disparurent comme par enchantement, sans que Louis cherche à intervenir, autrement que pour nous proposer un café, il avait dû comprendre que je refuserais un dessert, je n’étais pas véritablement branchée îles flottantes. Nos tasses arrivèrent avec un petit chocolat que je croquai sans réfléchir, malgré mon manque flagrant d’appétit.

— Et toi, Yaël ?

Je piquai du nez. Le souvenir de mon échec un peu plus tôt dans l’après-midi me sauta à la figure, je jetai un coup d’œil à mon téléphone. Rien. Ce n’était pas normal.

— Moi, rien de spécial… je travaille toujours pour la même boîte.

— Non ? C’est incroyable ! Tu fais quoi, en réalité ? Tu ne savais pas quand je suis parti.

— Interprète, entre autres.

— Tu es bien mystérieuse… Et le reste ? Ta vie ? Tu es heureuse ? Je veux savoir… Dis-moi ce que tu deviens, insista-t-il la voix enjouée, le sourire aux lèvres.

Ma vie l’intéressait. Mais je n’avais aucun doute sur le fait qu’il ne comprendrait pas davantage que les autres ce que je faisais. Et puis, c’était trop tard…

— Je suis désolée, Marc, il faut que j’y aille, j’ai une grosse journée demain.

Je m’apprêtais à sortir mon portefeuille quand il m’en empêcha, en tendant la main vers moi.

— Laisse, je passerai régler demain.

— Merci.

— Tu habites où, maintenant ?

— Dans le quinzième.

— Tu rentres en métro ? Je peux te ramener en voiture si tu veux.

— Ce n’est pas la peine, je vais me commander un taxi. Il sera là dans cinq minutes. Quand je vais dire aux autres que je t’ai retrouvé…

Je lui jetai un coup d’œil, curieuse de sa réaction. Avait-il envie désormais de renouer ? Ou tout ça n’était-il que du flan ? Il eut l’air stupéfait, ses mains s’agitèrent.

— C’est vrai ? Tu vas le faire ?

Même si j’aurais tout donné pour rembobiner et ne pas avoir vécu cette soirée, je ne pouvais pas faire ça aux autres. Je n’étais pas insensible au point de les priver de lui. Et je savais qu’ils accorderaient sans souci leur pardon à Marc. C’était tout eux…

— Comment pourrais-je leur cacher ça ? Ils vont tous être fous de joie. Donne-moi ton numéro de téléphone.

Il me décocha un sourire à décrocher la lune. Puis, il fouilla dans les poches de sa veste et en sortit un portefeuille au cuir râpé, prêt à exploser de papiers en tous genres. Fébrile, il l’ouvrit et attrapa un Post-it.

— Tu ne connais pas ton numéro par cœur ?

Je levai les yeux au ciel. Du Marc tout craché !

— Non. C’est bon, tu as de quoi noter ?

Je l’enregistrai directement dans le répertoire de mon téléphone, et me levai. Il en fit autant en appelant Louis.

— On y va ! À demain !

—  À plus tard, mon p’tit gars. Mademoiselle, revenez quand vous voulez.

Et puis quoi encore ?

— Merci.

Je lui avais répondu ça en sachant pertinemment que je ne remettrais jamais les pieds dans cet endroit. Heureusement pour moi ! Le taxi m’attendait devant la porte du restaurant. Je me tournai vers Marc.

— Je t’appelle.

—  À bientôt, alors.

Il avança d’un pas et me fit la bise. Je restai stoïque sans la lui rendre. Puis je grimpai dans le taxi, et Marc se chargea de fermer la portière. La voiture démarra directement. Ce retour dans le passé me laissait un goût amer. Je doutais que Marc ait compris que les choses avaient changé, surtout après ce qu’il nous avait fait ; nous aussi, nous étions devenus adultes, nous n’étions plus une bande d’étudiants insouciants. Pourtant, comme je le lui avais dit, les autres sauteraient au plafond. J’avais tiré un trait sur tout ça, sur ce passé, il n’existait plus pour moi. Je les laisserais fêter le retour de l’enfant prodigue, j’avais d’autres chats à fouetter et des préoccupations bien plus importantes. Le silence radio de Bertrand m’inquiétait, m’en voulait-il à ce point-là ? Je refusais d’y croire.

Cette journée improbable me permit de rentrer finalement assez tôt chez moi. Suffisamment pour avaler un somnifère et dormir sept heures d’une traite d’un sommeil lourd et sans rêves. Ça ne m’empêcha pas de me réveiller la boule au ventre, et, sitôt en alerte, je ressassai ma défaillance de la veille. Je fis baisser l’intensité de mon angoisse en enchaînant les longueurs. À 9 heures pétantes, je prenais place derrière mon bureau, prête à me remettre au travail et à me faire pardonner mon erreur. Bertrand arriva moins de dix minutes plus tard et me fit signe de le suivre dans son bureau. Son attitude me fit craindre le pire, il fouillait au milieu de ses dossiers sans me jeter un coup d’œil.

— La femme de Sean est arrivée hier soir. Aujourd’hui tu l’accompagnes pour son shopping, m’annonça-t-il, l’air de rien.

Je me figeai.

— Quoi ? Mais je croyais qu’il avait des rendez-vous programmés et qu’il avait besoin de moi.

Il planta un regard froid dans le mien.

— Je m’en charge. Je préfère que tu t’occupes de son épouse. Tu ne crois quand même pas que c’est moi qui vais me transformer en personal shopper  !

Mes mains se mirent à trembler, je les cachai derrière mon dos.

— Tu t’es reposée ?

— Il m’en veut tant que ça ?

Il soupira profondément, sans que j’en comprenne la raison.

— Non, c’est moi qui ai pris cette décision… Ça te donne l’occasion de te faire une journée off, enchaîna-t-il, la voix légèrement adoucie. Tu reprendras du bon pied demain.

— Je suis désolée pour hier.

Il balaya mes excuses d’un revers de main, et retourna à ses dossiers.