— Ne restez pas plantée là devant moi ! me dit-il sans lever les yeux.
Je posai mes fesses sur le rebord du fauteuil en face de lui. Toujours sans me regarder, il enchaîna :
— C’est votre dernier jour ici d’après ce qu’on m’a dit, et vous avez fini vos études.
— Yep, monsieur.
Il tiqua en m’entendant dire « monsieur ». Aurait-il des problèmes avec son âge ? Au fond de moi, j’avais bien envie de rire ! Ah, la crise de la quarantaine !
— Je vous attends ici lundi à 9 heures.
Pour la première fois, il daigna me regarder.
— Pour quoi faire ? lui répondis-je sans même m’en rendre compte.
Il haussa un sourcil, circonspect.
— Je doute que vous ayez déjà trouvé du boulot ailleurs. Je me trompe ?
Il me proposait un job, et il ne plaisantait pas, en plus ! Je n’y comprenais rien. Je me trémoussai sur mon siège. Pourquoi moi ? Je n’avais rien foutu pendant six mois, à part une merveilleuse boulette !
— Vous pouvez y aller, maintenant.
— Euh… bah… d’accord… merci, finis-je par dire en esquissant un sourire coincé.
Je quittai mon bout de fauteuil, avec l’impression de le faire au ralenti, puis me dirigeai vers la porte, mais il me retint au moment où je posais la main sur la poignée :
— Yaël !
Tiens, il connaît mon prénom.
— Oui.
Je me tournai, et le découvris soudain bien calé au fond de son fauteuil.
— Trois choses : deux recommandations et une question. Les recommandations pour commencer : ne me refaites plus le coup de la dernière fois et mettez-vous au travail.
L’horreur, je venais de me prendre un avertissement comme au collège !
— Promis, lui répondis-je en essayant d’avoir une mine désolée.
— La question : d’où tenez-vous un anglais aussi subtil ?
Je me redressai comme un petit coq de combat, et lui décochai un sourire carnassier.
— Je suis née comme ça !
Il arqua un sourcil. Il est bête ou quoi ? Il fallait tout leur expliquer aux vieux.
— Ma mère est anglaise. Mon père a eu l’idée de finir ses études d’archi en Angleterre…
— C’est bon, épargnez-moi l’histoire du hamster et de la grand-mère, j’en sais assez. Et vous, vous en saurez plus sur votre poste la semaine prochaine. Bon week-end, et n’oubliez pas, lundi, soyez à l’heure ! Je ne tolérerai plus aucun retard à partir de maintenant. Et par pitié, changez de tenue…
Sans plus se préoccuper de moi, il retourna à son écran. Avant de partir, je repassai dans mon placard à balais récupérer mon sac. Comme un automate, à moitié sonnée, je pris le métro et m’écroulai sur un strapontin. Qu’est-ce qui venait de me tomber sur la tête ? J’étais embauchée pour un poste que je ne connaissais pas, en n’ayant rien fait, et surtout sans le vouloir. Je n’avais pas envie de travailler. Et puis, l’ambiance était pourrie, personne ne riait jamais dans cette boîte. Ce Bertrand ne m’avait même pas demandé mon avis. Après tout, je n’avais rien signé, personne ne me forçait à y retourner lundi. Ce type ne viendrait pas me chercher chez moi par la peau des fesses pour m’obliger à bosser. Mes projets de voyage partaient en fumée… À moins que je saisisse l’occasion de me faire un peu d’argent pour vadrouiller sac au dos plus longtemps que prévu dans quelques mois, après avoir démissionné. Qui m’en empêcherait ? Personne. Hors de question que mes parents me payent mon tour du monde, ils avaient déjà bien assez banqué pour mes études, je ne voulais pas vivre plus longtemps à leurs crochets. Je décidai de me pointer le lundi suivant dans le bureau du patron pour savoir au moins combien il comptait me payer. En réalité, ce job tombait du ciel ! Je me levai d’un bond quand le métro s’arrêta à Saint-Paul, et bousculai les autres passagers pour sortir de la rame. Je montai quatre à quatre l’escalator, et c’est en sautillant que je rejoignis notre QG, El País. Nous y avions établi notre camp de base très peu de temps après le début de nos études. Son premier avantage était d’être tout près de l’école, où je pouvais faire des passages éclair, histoire de me montrer et d’entretenir la légende sur mon assiduité en cours. Ensuite, ce rade ne payait pas de mine, et ça nous correspondait : on se moquait qu’il soit branché, à la mode. Il avait un petit côté crade, pas installé, avec des tabourets de bar branlants et une télé au-dessus du bar. Seul l’équipement de musique top assurait l’ambiance. On y était bien. Le patron et son barman s’étaient pris d’affection pour nous ; nos histoires, nos porte-monnaie remplis de bigaille, nos courses poursuites pour attraper le dernier bus les faisaient rire. Ce bar était une extension de nos appartements respectifs, et notre troupe faisait partie des meubles. Je me collai à la devanture et fis une grimace à tout le monde avant de pousser la porte, survoltée.
— Fiesta tout le week-end ! braillai-je, les mains en l’air.
— Comme si c’était une grande nouvelle, me rétorqua Alice du haut de son tabouret.
En riant comme une folle, je sautai au cou de ma sœur et la broyai contre moi. Elle se rattrapa au comptoir, nous évitant de nous affaler sur le carrelage.
— J’ai trouvé un boulot ! hurlai-je dans ses oreilles.
Elle me repoussa et me regarda, les yeux exorbités, à la façon du loup de Tex Avery.
— Parce que tu cherchais un job ?
— Non ! Mais je l’ai quand même !
— Ça promet !
Tout le monde se jeta sur moi. Notre petite troupe s’était formée ces dernières années. D’abord grâce à Alice, lorsqu’elle s’était amourachée de Cédric : elle était en histoire, lui en philo, ils étaient faits pour se rencontrer, aussi calmes, timides et posés l’un que l’autre. De mon côté, mon bac en poche, un an après ma sœur, j’avais opté pour le confort d’une école de commerce dont les trois quarts des cours étaient délivrés en anglais. En première année, j’y avais rencontré Adrien, atterri là après des années de fac foireuses. Pas d’histoire d’amour entre nous, mais plutôt des bringues, des rires, des nuits blanches, et des cours séchés. Du jour au lendemain, il s’était rangé ; au détour d’une rue, il avait trouvé l’amour en la personne de Jeanne, vendeuse et mère célibataire. Il avait tout pris : le piercing sur la langue, le caractère bien trempé, et Emma, sa fille d’un an, sans pour autant perdre une miette de son humour (lourd), ni sa passion immodérée pour la fête. Et ce n’était pas l’arrivée de Marc qui avait diminué le nombre de nos bringues. Alice et Cédric l’avaient rencontré à la fac. Il était en histoire de l’art, ou plus exactement, il y était inscrit. En gros, il y allait quand il y pensait, toujours les mains dans les poches, sans jamais prendre de notes. De toute façon, s’il avait besoin de cours, il avait, aux dires de ma sœur, une armée de groupies prêtes à se dévouer pour lui donner des cours particuliers. Son air de feignant rêveur, décalé, un brin mystérieux, les faisait tomber comme des mouches. Il restait très secret sur ses conquêtes, mais il semblait assez indifférent à l’effet qu’il produisait sur les filles, pour ce que j’avais pu observer, puisque nous étions toujours fourrés ensemble tous les deux. Sauf que ce soir-là, il manquait à l’appel.
— Où est Marc ? demandai-je après m’être libérée de l’emprise des autres.
— Je ne sais pas ce qu’il fout ! me répondit Adrien. Il arrive toujours en premier, d’habitude.
Je sortis mon portable de ma poche, j’en étais toute fière, c’était mon premier !
— Je vais l’appeler.
Marc vivait chez son grand-père depuis qu’il était étudiant à Paris, laissant la vie de province à ses parents, en Touraine. Évidemment, personne ne décrocha. Son grand-père était un véritable courant d’air, le peu de fois où nous étions passés chez lui, nous n’avions fait que le croiser. C’était un original, toujours prêt à partir en vadrouille pour traquer la pépite, disait-il avec un regard espiègle. Quand nous demandions à Marc ce qu’il fabriquait, il haussait les épaules en nous disant que son Abuelo, comme il l’appelait, était un chasseur de trésors. Ce qui invariablement déclenchait rires et moqueries, puis nous passions à autre chose. Le peu de minutes où nous le voyions, il avait toujours un mot gentil pour nous, tandis que son regard nous sondait. J’avais parfois l’impression qu’il me connaissait par cœur, alors que nous n’avions jamais échangé plus de dix mots.