— Ne t’inquiète pas, c’est oublié.
C’était tout le contraire. Il me rappelait d’une façon très claire que je restais sous ses ordres, qu’il était le patron et que j’avais commis une erreur. Je n’avais qu’une chose à faire : encaisser.
Les deux semaines suivantes, je continuai à assurer les affaires courantes et d’autres prises en charge type baby-sitting. Cependant, le nombre de convocations dans le bureau de Bertrand revint très vite à la normale. J’avais conscience d’avoir frôlé la catastrophe et montré une faiblesse, je redoublais donc d’effort et d’implication. Et je repoussais toujours au lendemain la grande annonce à toute la bande, au sujet de Marc.
Ce samedi-là, je décidai de le passer à l’agence. Bertrand y fit un passage éclair entre 9 et 10 heures, en s’enfermant dans son bureau, avant de rejoindre une compétition de golf où nous étions sponsors.
Dans l’après-midi, je reçus un appel de ma sœur.
— Les banlieusards réinvestissent Paris ! me lança-t-elle joyeusement.
— Et je peux savoir comment ?
— Il fait beau tout le week-end, les enfants ont envie de remonter en haut de la tour Eiffel, alors on a décidé de se faire un pique-nique avant sur le Champ-de-Mars. Adrien, Jeanne et Emma seront là aussi. Tu viens avec nous ?
Nous n’étions pas encore le 20 du mois, je pouvais sauter sur l’occasion et prendre de l’avance.
— Je passerai.
— C’est vrai ? C’est vraiment vrai ? cria-t-elle dans le téléphone, complètement hallucinée.
— Puisque je te dis que oui ! Ne me fais pas changer d’avis…
— Génial ! On sera tous là, les enfants vont être fous de joie.
Je tiquai sur son « on sera tous là », aussi je saisis la balle au bond, ne pouvant plus reculer.
— Tu ne crois pas si bien dire !
— Hein ?
— Tu es prête ?
— Mais oui ! Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’ai retrouvé Marc.
Un ange, plutôt joufflu, passa.
— Ce n’est pas drôle ! m’engueula-t-elle. Ton cynisme a ses limites !
— Je suis sérieuse, je te promets… j’ai même son numéro.
— Quand ? Où est-il ? Comment va-t-il ? Cédric !!! Marc est de retour ! Yaël l’a retrouvé !!!!
Il y eut du remue-ménage derrière le combiné.
— C’est vrai ce qu’elle dit ? hurla mon beau-frère dans le téléphone volé à sa femme.
— Oui, confirmai-je en levant les yeux au ciel.
— Faut que j’appelle Adrien !
— Je suis là, m’annonça ma sœur. Mon Dieu ! Je vais préparer le meilleur pique-nique de toute ma vie.
— Mollo, Alice, je vais l’appeler et lui proposer de venir. C’est lui qui décide, et il ne sera peut-être pas disponible. Maintenant je te laisse, je vais bosser.
— D’accord, d’accord, va travailler… Attends ! Ne raccroche pas !
— Quoi ?
— Comment vas-tu ?
— Ça va.
Je lui raccrochai au nez. Ma fin de journée tranquille à l’agence fut entrecoupée d’une multitude d’appels. Aucun n’avait donc conscience que certains bossaient le samedi ! Alice, encore. Cédric aussi. Ensuite, ce fut au tour d’Adrien, totalement survolté, puis de Jeanne qui, depuis sa boutique de fringues, s’inquiétait de savoir si son mari avait « fumé la moquette ». Je les rassurai les uns après les autres, leur racontant dans les grandes lignes, chacun son tour, toute l’histoire de Marc.
Ce n’est qu’en rentrant chez moi, à 22 heures, que je réalisai qu’avec leurs conneries j’avais oublié de prévenir le principal intéressé. Marc décrocha après de nombreuses sonneries.
— C’est Yaël. Désolée de t’appeler si tard.
— Pas de problème. Tu vas bien ? me demanda-t-il, prudent.
— Oui. Tout le monde mange sur le Champ-de-Mars demain, si ça te dit ?
— Bien sûr ! Mais ils savent…
— La Terre entière doit être au courant à cette heure-là.
— Si je ne les reconnais pas…
— Tu m’as bien reconnue, moi ! Tu préfères qu’on se retrouve avant, tous les deux ?
— Ça ne t’embête pas ?
— Non. École-Militaire, à 13 heures.
— J’y serai. Merci beaucoup…
— À demain.
Cette journée me fatiguait d’avance. Mais j’allais y trouver mon avantage, toute l’attention serait dirigée sur Marc, j’aurais la paix, et je pourrais m’échapper rapidement.
— 5 —
Marc arriva tranquillement, avec un quart d’heure de retard, en tenant sa veste d’une main sur son épaule, il avait troqué ses lunettes en écaille pour des Persol 714. Je lui fis mécaniquement la bise. Prête à traverser, il me retint par le bras.
— On y va, déjà ?
— Tu es en retard, j’ai reçu pas moins de cinq appels et trois fois plus de textos me demandant ce qu’on fabriquait !
— Depuis quand tu es ponctuelle ? Attends… c’est pas facile, là.
Il soupira profondément, en esquissant un sourire paniqué. Puis, il tira sur la fin du mégot de sa roulée, au point que je crus que le filtre allait s’enflammer. Il était vraiment dans ses petits souliers.
— Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas.
— Merci.
— On y va.
Nous avions fait une vingtaine de mètres sur la pelouse quand un cri de bête féroce retentit.
— Oh putain ! C’est pas vrai, murmura Marc.
Cédric n’était pas très expansif habituellement, mais là, avec Adrien, pire que des gamins. Mon beau-frère arriva en tête et souleva Marc, avec une force que je ne lui connaissais pas. Lorsque Adrien arriva à son tour, il se jeta sur eux. Les trois s’écroulèrent par terre, en hurlant de rire. Je finis le chemin jusqu’aux filles et aux enfants. Alice, la main sur la bouche, les fixait, des larmes plein les yeux. Jeanne devait expliquer à sa fille, la voix pleine de trémolos, qui était ce grand garçon. Ils nous rejoignirent en se donnant des tapes dans le dos, sur le ventre, en se tenant par le cou. Jeanne s’avança la première, Marc lui sourit et l’embrassa chaleureusement. Puis il remarqua Alice, attendant son tour. Ma sœur avait toujours été la plus douce, la plus discrète, la plus maternante de nous tous. Je crois que, pour elle, Marc était le frère que nous n’avions pas eu. Il fit les quelques pas qui les séparaient.
— Pleure pas, Alice.
— T’es couillon, toi ! lui répondit-elle en se jetant dans ses bras.
— Présente-moi tes enfants, lui demanda-t-il après de longues secondes d’étreinte.
Elle s’exécuta avec enthousiasme. Et, je tombai de haut ; Marius et Léa arrivaient tout joyeux en lançant des « tonton Marc ». Les enfants connaissaient son existence, je n’en savais rien. C’est la meilleure, celle-là ! Les autres devaient souvent parler de lui. Pendant ce temps-là, Adrien récupéra des bières dans sa glacière toute option, et commença la distribution. Je refusai.
— Fais pas chier aujourd’hui, Yaël ! C’est la fête !
Il me colla d’office une bouteille dans la main et disparut.
— Tu ne sais toujours pas te servir d’un décapsuleur ? me demanda Marc que je n’avais pas entendu arriver.
— Non.
Il me prit la bouteille, et la décapsula avec son briquet.
— À l’ancienne, lui fis-je remarquer.
Il entrechoqua son goulot avec le mien, et nous échangeâmes un sourire.
— Bon retour parmi nous !
Adrien se chargea du toast et tout le monde put se poser dans l’herbe. Je m’assis dans un petit coin. Alice, après avoir installé toutes les réductions salées qu’elle avait dû préparer pour l’occasion, vint à côté de moi, et me tapota la jambe. Je restai silencieuse tout le temps que dura le pique-nique, comme je l’avais prévu, l’attention était tournée vers Marc, et c’était tant mieux : j’avais la paix.