Un peu plus tard, les trois garçons firent un foot avec Marius, aux anges et hyper à l’aise avec « tonton Marc ». Ils couraient tous les quatre, les grands laissaient le petit marquer un but, tout leur semblait si naturel. Mutique, je les observais, les jambes remontées sous le menton, recroquevillée, et j’avais l’impression d’être au cinéma. Un trait venait d’être tiré sur les dix dernières années. Cette scène aurait eu lieu même si Marc n’avait pas disparu du jour au lendemain. J’avais peu de doute sur le fait que l’avenir leur confirmerait que tout était comme avant. En une fraction de seconde, la complicité avait été de retour. Moi… je ne savais pas trop où me situer. Mais je trouvais ça quand même un peu facile.
Lorsque la partie de foot se termina, Marc s’approcha et s’écroula à côté de moi, comme il l’aurait fait avant.
— Tu ne parles pas beaucoup, aujourd’hui, me dit-il en me regardant de biais. Tu fais toujours la gueule ?
J’arrachai un brin d’herbe et le triturai entre mes doigts.
— J’observe.
— Avant, tu aurais fait du foot avec nous.
— Je ne joue plus à rien, depuis bien longtemps.
— Je ne te crois pas, insista-t-il en me donnant un coup d’épaule.
— Tu as tort.
Mon téléphone sonna à cet instant. C’était Bertrand.
— Oui, me contentai-je de lui dire en bondissant sur mes pieds pour m’éloigner du vacarme des autres.
— J’ai besoin de toi, immédiatement. La remise du prix a lieu à 16 heures, il y a du monde et c’est le moment de nous montrer en force.
— Je fais au plus vite.
Sitôt raccroché, je balayai ma tenue. Heureusement, mis à part le jean, j’étais habillée comme pour aller à l’agence. J’enfilai ma veste de tailleur et récupérai mon sac. Ne me restait plus qu’à sauter dans un taxi.
— Que fais-tu ? me demanda Alice.
— J’ai du boulot, Bertrand m’attend.
— Pas aujourd’hui ! Pas dimanche ! râla-t-elle. Il ne te laisse donc jamais te reposer !
Je me raidis et levai une main vers elle.
— S’il te plaît ! sifflai-je entre mes dents. Pas de morale ! Pas maintenant !
— Tu ne peux pas lui dire que tu as une réunion de famille ? suggéra Cédric.
Tu es bouché, ma parole !
— Non ! criai-je en serrant le poing.
Foutez-moi la paix ! Laissez-moi mener ma vie et mon travail comme je l’entends ! Mes nerfs allaient lâcher s’ils continuaient ainsi. Ils ne pigeaient rien. Ils n’avaient aucune idée de ce que je vivais.
— Je vais vous dire une chose, commenta Adrien en se mettant debout. Elle nous emmerde, avec son job ! Rien, pas même ses potes et sa famille, ne l’empêche de décrocher son téléphone, le dimanche, le soir, en pleine nuit. Quand va-t-elle arrêter de nous faire chier ?
Il avait craché sa dernière phrase. C’était la goutte qui faisait déborder le vase.
— C’est bon, ça suffit maintenant ! gueulai-je en les pointant du doigt. Arrêtez de juger ma vie, mes choix ! C’est navrant que vous n’aimiez pas votre boulot, vous ne savez pas ce que vous perdez. Mais foutez-moi la paix !
Je me souvins de la présence de Marc, je fermai brièvement les yeux et me tournai vers lui. Il avait l’air complètement ahuri par ce qui était en train de se passer. Quel spectacle navrant étions-nous en train de lui offrir ? Il allait se rendre compte que, finalement, ce n’était plus comme avant.
— Désolée, je suis attendue… lui dis-je d’une toute petite voix. Je ne voulais pas gâcher la fête, mais j’ai des obligations.
— Eh… ne t’inquiète pas… Je ne t’en veux pas, me répondit-il, visiblement sincère.
Je détournai le regard et tombai sur celui, mauvais, d’Adrien.
— Tu vois ! l’interpellai-je. Marc, lui, ne m’accable pas de reproches.
— Ne te réjouis pas trop vite ! Quand il aura compris que tu n’es plus la même qu’avant, il ne te fera plus de risettes !
Je fis les trois pas qui me séparaient de lui, à la vitesse de l’éclair, et me redressai sur mes talons.
— Toi, c’est sûr, tu n’as pas changé avec ton humour lourdingue à la con ! Marc va vite s’en rendre compte aussi ! Vas-y, fais-toi plaisir ! Taille-moi un costard, depuis le temps que tu te retiens !
— Compte sur moi ! me balança-t-il. Tu es vraiment devenue une sale conne, Yaël.
Ma main se leva. Jeanne eut tout juste le temps de s’interposer entre nous avant que je le gifle.
— Vous allez vous calmer !
Son interruption, imprévisible de sa part, me fit redescendre ; ma main retomba, on aurait pu entendre les mouches voler. Je me sentis acculée par leurs regards à tous les cinq, sans oublier ceux des enfants. Je fis un pas en arrière.
— Je me barre, assez perdu de temps avec vos conneries.
Je tournai les talons et percutai Alice, venue me supplier.
— S’il te plaît, ne pars pas comme ça.
— Je suis fatiguée, lui dis-je en la regardant droit dans les yeux. Fatiguée de vos remarques.
Parce que c’était ma sœur, que malgré tout je l’aimais plus que tout au monde et que je ne supportais pas l’idée que nous soyons brouillées, je l’embrassai. Et je partis en courant sur mes talons en direction de la rue la plus proche, où je pus héler un taxi, mettant tout en œuvre pour oublier ce qui venait de se passer, sinon j’allais craquer.
Le soir même, après avoir avalé mon somnifère, j’écoutai les messages de mes amis sur mon téléphone. Adrien : « Bon, je suis un sanguin, tu me connais. Je croyais qu’on allait faire la bringue comme AVANT AVEC Marc, tous les trois, ça m’a sérieusement fait chier de te voir faire la gueule toute la journée et que tu te tires pour aller bosser. Tu nous manques. » Cédric : « Appelle ta sœur quand tu auras un moment, elle est inconsolable, et moi… je m’inquiète pour toi. » Jeanne : « Mon mari est un con, qui a du mal avec les femmes actives ! Mais… si tu pouvais lui dire que vous n’êtes pas fâchés à mort, je crois qu’il serait content… et rassuré. » Et pour finir, Marc : « Yaël, je voulais simplement te remercier de m’avoir proposé de venir aujourd’hui. J’avais aussi envie de savoir comment tu allais… J’espère que ta fin de journée au boulot s’est bien passée et… qu’on aura un peu plus de temps, une prochaine fois pour parler tous les deux. » Leurs messages se voulaient réconfortants, ils eurent pour conséquence d’annuler l’effet du somnifère.
Le lendemain matin, je n’eus pas le temps de m’installer à mon bureau que Bertrand me demandait de venir le rejoindre.
— Félicitations pour hier, me dit-il. J’ai déjà reçu des demandes de devis et de propositions de collaboration. C’est en partie grâce à toi. Beaucoup exigent que tu t’occupes personnellement de leur dossier.
Je pris sur moi pour cacher ma jubilation.
— Merci, me contentai-je de lui répondre.
— La quinzaine qui s’ouvre va être chargée. Ne pas laisser traîner les affaires d’hier, et un très gros contrat est tombé ce matin : un soutien à la négo. Un de nos meilleurs clients investit dans une société étrangère.
C’est bon, ça ! J’allais véritablement me remettre en selle ! J’étais dans la course. Je me redressai dans mon fauteuil.
— Très bien.
— Nous ne serons pas trop de deux. Je ne veux prendre aucun risque, tu vas aller récupérer le dossier là-bas, pas un coursier.