— J’y vais tout de suite, le mieux est qu’on se mette au travail rapidement. Qui est le client ?
— Gabriel.
Je me sentis blêmir : je détestais ce type, et je détestais encore plus travailler pour lui. Ses deux activités principales étaient la gestion de patrimoine et donc l’investissement dans des sociétés. Il jouait avec l’argent comme si c’était des bonbons, se croyait tout permis et avait des attitudes de sale gosse. Mais il était doué, très doué. C’était ma bête noire et, bien qu’il ne me porte pas particulièrement dans son cœur, il s’évertuait en permanence à me réclamer. Une fois de plus le revers de la médaille ; ça pouvait avoir ses inconvénients d’être la meilleure ! Cependant, j’allais mettre mes rancœurs de côté, c’était l’occasion de briller et peut-être que Bertrand évoquerait à nouveau l’association.
À 9 h 45, je sonnai à l’interphone du premier étage de l’immeuble, près de la Madeleine, où se situaient ses bureaux. La porte s’ouvrit automatiquement. Je dus patienter à l’accueil sous les regards vicelards des employés. À croire qu’il les recrutait sur leur capacité à reluquer les femmes qui passaient par là. Puis je finis par entendre sa voix éraillée, mon corps se tendit, mes poings se fermèrent et mon calvaire débuta :
— L’interprète la plus souriante du monde est là ! Je suis sauvé.
— Ça suffit ! lança une voix féminine.
Je reconnus sa femme, l’ayant déjà croisée à plusieurs reprises. Elle était magnifique, avec un sourire délicat, un regard clair, malicieux, et des cheveux savamment coiffés qui donnaient l’impression qu’elle les avait attachés en deux temps, trois mouvements. Un rien l’aurait habillée. Mais elle ne s’habillait pas avec rien. C’était une créatrice de mode de talent, son carnet de commandes était plein en permanence, il fallait plusieurs mois pour obtenir un rendez-vous avec elle et ses petites mains. Cette femme était la classe et l’élégance incarnées. Comment pouvait-elle supporter un goujat pareil ?
— Bonjour, Yaël, je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Je suis Iris, la femme de Gabriel, se présenta-t-elle gentiment.
— Ravie de vous revoir, Iris.
J’avais une réelle sympathie pour elle. Si j’avais eu le temps, et si elle n’était pas mariée avec ce sale type, j’aurais aimé m’en faire une amie.
— Il faut que vous passiez à l’Atelier, ça me ferait plaisir, vraiment. J’aurais de nombreuses tenues à vous proposer, aussi ravissantes que celle que vous portez aujourd’hui, d’ailleurs.
— Iris, mon amour, cette fille est une machine. Tes créations méritent la lumière, sur elle tout devient terne !
Elle se tourna vivement vers lui, se redressant sur ses douze-centimètres, et le fusilla du regard.
— OK. C’est bon ! dit-il en levant les mains en l’air, un rictus aux lèvres. Allons travailler, très chère Yaël.
Sa fausse courtoisie me donnait envie de vomir. Et dire qu’il se croyait drôle ! Connard fini !
— Surtout, ne le laissez pas vous marcher sur les pieds, ajouta Iris en désignant son mari. Je vous attends à l’Atelier.
— Merci pour la proposition.
— C’est un ordre, Yaël.
Elle ne plaisantait pas et devait être redoutable en affaires. Elle était l’exemple même d’une main de fer dans un gant de velours. Puis elle se tourna vers Gabriel :
— Tu me retrouves pour déjeuner ? Je demande à Jacques de s’occuper de la réservation ?
— Je n’attends que ça, lui dit-il en l’attrapant par la taille.
Ce genre de choses me laissait de marbre en temps ordinaire, mais il faut avouer que l’amour était palpable, électrique, entre ces deux-là. Ils s’embrassèrent à pleine bouche, comme s’ils se quittaient pour des semaines, au point qu’ils réussirent à me mettre mal à l’aise. Iris s’éloigna de lui, visiblement à contrecœur, et prit le chemin de la sortie.
— Tiens-toi bien ! ajouta-t-elle à son intention avec un rire cristallin.
Gabriel ne la lâcha pas des yeux jusqu’à ce que la porte se referme sur elle. Il poussa un soupir à réveiller les morts.
— Ah… ma femme… Vous devriez en prendre de la graine, Yaël.
Je fis le choix de me taire.
— Dans mon bureau, tout de suite ! m’ordonna-t-il, brusquement sérieux.
Je le suivis, et m’installai dans la chaise lui faisant face. Il se vautra dans son fauteuil, la joue appuyée sur une main, et me fixa. S’il croyait m’impressionner, c’était raté. Je croisai les jambes en le défiant du regard.
— Ça ne me réjouit pas de travailler avec vous, m’informa-t-il.
— Dites-le à Bertrand.
— Vous êtes la meilleure, il le sait, je le sais.
Dans les dents !
— Eh bien, dans ce cas, nous devrons nous supporter.
— Vous êtes froide, mécanique, lugubre, impénétrable. Je ne vous ai jamais vue sourire depuis que je vous connais. Ça vous arrive de vous envoyer en l’air ?
— Comment… comment osez-vous ? criai-je en me levant d’un bond.
Lui ne se départit pas de sa mine satisfaite de voyou.
— En même temps, si vous baisez comme un robot, il doit s’emmerder, le mec !
Contiens-toi, Yaël.
— Si vous avez besoin de moi, tenez-vous correctement. Nous sommes là pour évoquer votre négociation et pas ma vie privée.
Son air provocateur disparut de son visage, il m’observa des pieds à la tête. Je serrai les poings pour faire cesser le tremblement de mes mains.
— Vous me faites de la peine, Yaël. Sincèrement.
Sur l’instant, je le crus, et ça me désarçonna.
— Juste un petit conseil : mettez un peu de passion dans votre vie, détendez-vous, vivez un peu, et tout ira mieux. Vous serez meilleure encore. Maintenant, prenez le dossier. Si vous avez des questions, contactez-moi.
Il me tendit une pile de documents, et se leva pour m’escorter jusqu’à la sortie.
— C’est toujours un plaisir d’échanger avec vous, Yaël.
Il referma la porte. Je demeurai de longues secondes paralysée, sur le palier, me demandant ce que j’avais fait pour mériter ça. Je me retins de mettre un coup de pied dans le mur pour me défouler. Il allait falloir que j’investisse dans un punching-ball. Hier, mes amis qui s’étaient acharnés sur moi. Aujourd’hui, ce sale type qui venait de me traiter de frigide et qui me parlait de passion. J’étais passionnée par mon métier, ça me suffisait. De quoi avais-je besoin de plus ? J’avais quinze jours pour prouver que c’était moi qui avais raison. Gabriel s’excuserait à la fin de sa négociation, j’allais lui montrer que j’en avais. Quant à mes amis, ils réaliseraient enfin ce que signifiait l’agence pour moi.
Les dix jours qui suivirent, vu le peu d’heures de sommeil que je m’accordai, j’aurais pu passer mes nuits à l’agence. Je n’y étais jamais seule puisque Bertrand tenait, évidemment, le même rythme que moi. Il me proposa de me faire relayer par un collègue pour mes autres clients, je refusai, sachant gérer une période de rush, j’aurais tout le temps de me reposer après. Nous parlions peu, si ce n’est de l’affaire de Gabriel où nous serions en tandem, son dossier devant être épluché dans les moindres détails, jusqu’à l’alinéa microscopique en fin de proposition de contrat ; il fallait tout connaître, tout comprendre, pour que rien ne nous échappe. Gabriel passa régulièrement à l’agence, sur demande de Bertrand ou de son propre chef pour s’assurer de notre avancée. Entre nous, c’était la guerre froide ; durant les points que nous faisions tous les trois, nous ne nous adressions la parole qu’au sujet de l’affaire, il ne fit plus aucune remarque douteuse, de mon côté, je restai hyper-concentrée.