Le samedi soir, aux alentours de 22 heures, j’étais à mon bureau quand Bertrand vint me chercher.
— Viens dîner.
Ma tablette en main, je rejoignis la kitchen et m’installai sur un des tabourets de bar de l’îlot central, en face de Bertrand. Je pris le temps d’observer mon patron. Son visage était fermé et concentré sur l’écran. Fatigué, tout comme le mien, sans doute. Il dut sentir que je le regardais, il leva les yeux et les planta dans les miens. J’y lus de la détermination. Ne voulant pas qu’il décèle la plus petite part de lassitude chez moi, je piquai du nez. Il fit glisser vers moi un plateau en travers du bar. Quatre sashimis suffirent à me rassasier, je jetai ma barquette, nettoyai ma place et m’apprêtai à retourner à mon bureau.
— Rentre chez toi, m’ordonna tout d’un coup Bertrand.
Hallucinée, je fis volte-face, il m’observait avec attention. Croyait-il que j’allais craquer sous la pression ?
— Non, je vais rester encore un peu.
— Il est tard, on a été là toute la journée, et je suppose que tu reviens demain ? finit-il avec un demi-sourire.
— Exact.
— Va te coucher, et ne viens pas aux aurores demain matin. Je t’appelle un taxi.
Que lui prenait-il ? Travaillant une partie de la nuit sur mes dossiers, je dormis à peine cinq heures. C’était presque un record en comparaison des nuits précédentes, et ça me requinqua. En avalant un café, j’écoutai les messages qu’Alice m’avait laissés dans la semaine. Rien de bien neuf sous le soleil, tout le monde allait bien, Marc avait, semble-t-il, repris ses marques à vitesse grand V. Ce jour-là, ils faisaient un barbecue chez Adrien et Jeanne, j’y étais attendue si je le souhaitais. Eh bien, ils se passeraient de moi, c’était certainement mieux ainsi, je ne souhaitais pas plomber à nouveau l’ambiance entre eux.
À 9 heures, je poussai la porte de l’agence, bien silencieuse et déserte. Bertrand n’était pas arrivé. Peut-être ne viendrait-il pas ? Quinze minutes plus tard, je ris intérieurement, la porte d’entrée s’ouvrit. Comment avais-je pu imaginer qu’il s’accorderait une grasse matinée dominicale ?
— Petit déjeuner ! m’annonça-t-il.
Un sachet de croissants atterrit sur mon bureau. Je levai le nez de mon écran et fus totalement désarçonnée. Ce fut plus fort que moi, je m’écroulai dans le fond de mon fauteuil. Bertrand était en tenue de sport, en sueur, de retour de son running, et tout signe de fatigue avait disparu chez lui.
— Je t’avais dit de dormir ce matin, me reprocha-t-il, un sourire aux lèvres.
— Pour éviter que je vous voie dans cette tenue ? rétorquai-je sans prendre le temps de réfléchir.
— Je perds toute ma crédibilité, c’est ça ? me dit-il en éclatant de rire.
Je me redressai vivement, surprise par ma repartie.
— Absolument pas ! Je vais faire un café.
— Merci.
Je venais de remplir nos deux tasses quand il revint de sa douche. Je l’avais toujours suspecté de dormir de temps en temps sur le canapé de son bureau, j’en avais la confirmation.
— Je savais que je te trouverais là à mon retour, me dit-il en s’asseyant en face de moi. C’est agréable et indispensable d’avoir quelqu’un sur qui compter. Je te remercie.
— Ne me remerciez pas, c’est mon job, et j’aime ça.
Il me scruta longuement, puis secoua la tête.
— Au travail !
Jour J. Nous y étions enfin, j’étais prête à entrer dans l’arène. J’avais tout organisé pour n’avoir à subir aucune contrariété durant la négociation. Pourtant à 9 h 30, une demi-heure avant que ça commence, un détail m’irrita en passant devant le bureau de mon assistante.
— C’est quoi, ça ? lui demandai-je sèchement en désignant une enveloppe.
Elle leva un visage paniqué vers moi.
— Euh… euh…
— Vous deviez faire partir ce pli par coursier dans les plus brefs délais. N’avez-vous pas lu mon mail ?
— Mais… Yaël… je… vous m’avez écrit à 22 heures, hier soir… Je n’étais plus au travail…
— Ce n’est pas une excuse ! m’énervai-je. Urgent ! Ça signifie quelque chose pour vous ? En quelle langue dois-je le dire pour que vous percutiez enfin ?
— Le coursier va arriver dans quelques minutes, me dit-elle, la voix tremblante.
— On est déjà en retard ! Oh non… ce n’est pas vrai, poursuivis-je en la voyant se mettre à pleurer.
— Yaël, m’interpella le responsable du service de traduction.
Je lui fis face, en croisant les bras. Que me voulait-il, celui-là ? Certains jours, je me demandais ce qu’il faisait à part se balader dans l’open space en se tournant les pouces.
— Quoi ? aboyai-je.
— Je crois qu’elle a compris, me dit-il en désignant mon assistante.
— Tu n’as pas à t’en mêler, lui rétorquai-je sèchement. Je suis sa supérieure.
Puis vers ma pleureuse :
— Il faut vous endurcir et vous mettre enfin au travail. Rapidement !
Je rejoignis mon bureau en me massant les tempes. Ces imbéciles n’allaient quand même pas me déclencher une migraine ! Je leur jetai un regard noir par-dessus mon épaule ; il lui tapotait le dos en la réconfortant. À croire qu’on venait de lui apprendre qu’elle était atteinte d’une maladie incurable.
À 10 heures, tout le monde était autour de la table, prêt à attaquer la négociation. D’un côté, Bertrand et moi entourions Gabriel, accompagné de deux de ses collaborateurs et de trois avocats. De l’autre, la partie adverse, avec interprètes et conseillers, se révélant elle aussi extrêmement bien préparée, tenace, et ne voulant rien lâcher. Bertrand se chargeait d’interpréter en français pour notre client, j’étais la seule à parler en anglais et à m’adresser directement à nos interlocuteurs. Au soir du deuxième jour, un accord commençait à se dégager, à la grande satisfaction de tous. Gabriel nous invita Bertrand et moi à dîner une fois que nous fûmes seuls en salle de réunion. Mon patron accepta, et se tourna vers moi.
— Je vous remercie, mais je préfère revoir les derniers points pour demain.
— Vous faites du zèle, ricana Gabriel.
— On verra si c’est du zèle quand vous serez satisfait de votre accord !
La hargne de ma remarque et l’agressivité émanant de mon corps me surprirent.
— Détendez-vous, Yaël ! Si je vous propose de dîner ce soir, c’est justement parce que je suis satisfait. Vous avez été parfaits, tous les deux. Accordez-vous une pause.
— Je ne te laisse pas le choix, insista Bertrand.
Ce dîner était un vrai supplice, j’avais le sentiment de perdre mon temps. J’aurais pu être au bureau, en train de travailler, de me préparer pour la dernière journée, ou encore de tenter de rattraper le retard accumulé sur les autres dossiers. Au lieu de ça, je devais les écouter parler de tout et n’importe quoi. À croire qu’ils faisaient exprès d’évoquer tout ce qui ne concernait pas le dossier. Pourquoi étaient-ils si légers ? Comment réussissaient-ils à parler affaires avec distance ? Et d’où provenait leur appétit ? Je triturais le contenu de mon assiette avec ma fourchette, rien ne passait, il me fallait plusieurs minutes pour réussir à avaler ne serait-ce qu’une bouchée. À un moment, ils éclatèrent de rire tous les deux, parfaitement détendus, sans que j’en comprenne la raison. Je les écoutai plus attentivement, Bertrand interrogeait Gabriel sur la réussite fulgurante de sa femme.
— D’ailleurs, Yaël, Iris vous attend toujours à l’Atelier ? Bertrand, accordez-lui une petite pause pour qu’elle aille se détendre et se rhabiller chez ma femme !