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— Elle n’a pas besoin de mon autorisation ! C’est même une bonne idée !

Mon patron devenait dingue…

— Remerciez-la pour moi, mais je n’ai pas le temps.

Bertrand secoua la tête, dépité, je me braquai davantage.

— Vous n’êtes vraiment pas drôle, compléta Gabriel.

Comment pouvaient-ils tous les deux être si éloignés de l’enjeu du dossier ? Au moment du dessert, j’eus des bouffées de chaleur, mes mains devinrent moites, le bout de mes doigts gelé. Le moindre bruit de couvert résonnait dans mon crâne. Je serrai les dents, ne prononçant plus une parole jusqu’à la fin. La délivrance arriva — heureusement, car je n’aurais pas pu tenir plus longtemps. Bertrand fit appeler des taxis pour nous deux, Gabriel se déplaçant exclusivement à moto.

Je réussis à retenir mes nausées jusqu’à chez moi. La nuit fut épouvantable ; après le maigre repas, je ne vomis que de la bile, n’ayant plus rien dans l’estomac. J’étais si faible que, lorsque ça se calma, je restai assise par terre à côté des toilettes, les bras accrochés à la cuvette. Je vis les minutes et les heures défiler les unes après les autres. Je réussis à gagner mon lit et à m’assoupir vers 5 h 30. Quand le réveil sonna, la migraine reprit de plus belle. Je mis plusieurs minutes à m’asseoir dans le lit et, lorsque je réussis enfin à me mettre debout, ça tangua dangereusement. En prenant appui sur les murs, je parvins jusqu’à la salle de bains et m’accrochai au lavabo pour éviter de tomber. Je me regardai dans le miroir : mon reflet me terrorisa, je n’étais pas pâle, j’étais cadavérique, les cernes me mangeaient le visage. Vu mon état, je dus me résoudre à ne pas aller nager, alors que c’était d’habitude l’unique moyen pour me détendre et me donner des forces. Je mis plus d’une heure à me préparer, tant je me sentais mal et qu’il y avait du travail pour être présentable. C’était peine perdue, malgré la couche de fond de teint, rien n’y faisait, je n’avais toujours aucune couleur. En enfilant ma jupe crayon noire, je remarquai que je flottais dedans. Quand avais-je maigri à ce point-là ? Une fois perchée sur mes talons aiguilles, je ne me sentis pas stable du tout. Je n’avais pourtant pas le choix, il était hors de question que je flanche si près du but. Avant de partir, j’avalai un cocktail d’aspirine et de Guronsan en croisant les doigts pour que ça ne ressorte pas. Lorsque je donnai l’adresse de l’agence au chauffeur de taxi, je ne reconnus pas ma voix, ce qui ne l’empêcha pas de résonner dans mon crâne au supplice. Durant le trajet, je fermai les yeux, m’appliquant à respirer profondément et lentement. J’utilisai le peu de force à ma disposition pour faire le vide autour de moi. Cependant, le combat contre les frissons et les sueurs froides accaparait toute mon énergie.

En pénétrant en salle de réunion, je dus me rattraper au chambranle de la porte, saisie d’un étourdissement.

— Tu as un problème ? me demanda Bertrand que je n’avais pas remarqué juste derrière moi.

— Non, non, je vous assure, tout va bien, réussis-je à lui répondre d’une voix presque éteinte.

—  Ça m’étonnerait, constata-t-il froidement. Je peux finir seul, aujourd’hui…

— Surtout pas !

— Tu ne me caches rien ?

— Non, bien sûr que non.

Il secoua la tête, ne croyant pas un mot de ce que je lui disais. Ça n’allait pas du tout, mais vraiment pas. Je pris place à gauche de Gabriel, Bertrand à droite. Je posai mes mains sur la table, elles se mirent à trembler, je les cachai sur mes genoux, à l’instant où je surpris le regard de mon patron rivé sur elles. La rage me saisit ; mon corps me lâchait au moment le plus critique. Je mobilisai toutes mes capacités de concentration, en oubliant tout ce qui n’était pas le dossier, je devins sourde aux battements irréguliers de mon cœur, je serrai les poings, me redressant et regardant la partie adverse bien en face. Malgré tous mes efforts, je n’arrivais pas à me mettre en condition de travail ; je cherchais compulsivement des éléments dans mes notes, je bafouillais, je parlais franglais, tripotant mes mains, clignant régulièrement des yeux pour les maintenir ouverts. Bertrand me corrigea à plusieurs reprises. À l’heure du déjeuner, mon patron ayant déserté la table, je dus assurer la conversation et faire le relais entre Gabriel et son futur associé autour des plateaux-repas que nos assistantes avaient fait livrer. Avant de reprendre, certains allèrent se dégourdir les jambes, j’en profitai pour m’esquiver aux toilettes, à l’abri des regards. La nausée ne revenait pas, à mon grand soulagement, le peu que j’avais picoré resterait probablement en place cet après-midi. Plus qu’une poignée d’heures et je pourrais me reposer. Ce constat me frappa, j’avais envie et peut-être même besoin de me reposer. Sauf qu’il était hors de question de faiblir maintenant. Je me promis de rentrer plus tôt dès que l’occasion se présenterait, pour avoir le temps d’avaler un somnifère et m’accorder une plus longue nuit de sommeil. Si j’étais sur les nerfs, c’est parce que j’avais été flemmarde ce matin, en renonçant à mes longueurs. En revenant dans l’open space, je remarquai Bertrand en pleine conversation avec mon assistante, ils me regardèrent tous les deux.

— Vous avez besoin de moi ? leur demandai-je.

La bécasse baissa les yeux. J’étais peut-être affaiblie, mais quand même.

— Non, retourne en salle de réunion, je te rejoins, me lança Bertrand sans plus se préoccuper de ma présence.

Sur le chemin, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule dans leur direction, saisie d’un mauvais pressentiment. Un détail m’avait échappé. Bertrand ne tarda pas à regagner sa place, lançant le signal de départ de la dernière partie. Gabriel prit la parole, je m’apprêtai à traduire en anglais à nos interlocuteurs, lorsque Bertrand me coupa la parole, avant même que ma bouche s’ouvre. La gorge soudainement nouée, je lui lançai un regard discret ; celui qu’il me renvoya fut lourd de sens, il prenait le relais et assurerait la totalité de l’après-midi.

À partir de là, je n’entendis plus rien, les sons, les visages étaient entourés de brouillard, comme si j’étais dans un rêve où tous les contours, flous, disparaissaient en fumée. La seule chose dont j’avais une conscience aiguë était que mes yeux se remplissaient de larmes par moments, et je puisais dans le peu de volonté qu’il me restait pour les empêcher de rouler sur mes joues. J’aperçus le responsable du service traduction de l’agence pénétrer dans la salle de réunion et confier des copies du futur contrat à chacune des parties, pour relecture à tête reposée avant la signature qui aurait lieu la semaine suivante. Tout le monde se leva, les mains se serrèrent, Bertrand d’un simple regard m’intima l’ordre d’aller dans son bureau. Je les laissai sortir de la pièce avant de traverser l’open space, désert à cette heure-ci, un vendredi soir. En attendant son retour, je restai plantée au beau milieu de son antre, les bras ballants.

— Alors, Yaël, un petit coup de mou ? me demanda Gabriel, arrivé seul.

Muette, je lui accordai un regard larmoyant.

— Vous voyez, j’avais raison quand je vous disais de vous détendre. Si vous continuez comme ça, vous allez flancher…

Il me tendit la main, je la serrai mollement.

— Je vais retrouver ma femme, m’apprit-il. Le meilleur moment de la journée ! À la semaine prochaine.

Il disparut. Je ne comprenais vraiment pas ce type ; il venait de remporter un contrat exceptionnel pouvant lui faire récolter des millions, et il me parlait de sa femme, à croire que c’était le but de sa journée. Et c’était lui qui me disait que je flanchais… Totalement faux. Je devais commencer par m’excuser auprès de Bertrand. Puis, après une bonne nuit de sommeil, tout serait réglé et je pourrais reprendre le rythme.