— Assieds-toi, m’ordonna Bertrand en pénétrant dans son bureau.
Je sursautai et, une fois assise, me mis à trembler. Il traversa la pièce d’un pas déterminé, le visage fermé, desserra sa cravate et balança violemment un dossier sur une étagère. J’étais terrifiée, c’était la première fois que ça m’arrivait. Je tripotai mes mains nerveusement.
— Que puis-je faire pour me rattraper ? lui demandai-je avec un filet de voix.
— Ne plus mettre les pieds ici, les trois prochaines semaines.
Je redressai brusquement la tête. Il me fixait durement.
— Quoi ?! Non, Bertrand ! Vous ne pouvez pas me faire ça !
— Je suis ton patron ! J’ai tous les droits. J’ai vérifié ce midi, ça fait quatre ans que tu n’as pas pris un seul jour de congé. Tu es à bout ! finit-il en tapant du poing sur la table.
— C’est juste un coup de fatigue, quelque chose qui n’est pas passé. Je vais me ressaisir et revenir en forme lundi ! Ce n’est rien !
Mâchoires tendues, il inspira profondément sans me lâcher du regard.
— Ne discute pas, assena-t-il d’un ton tranchant.
Je me levai violemment, ça tanguait à nouveau.
— Je vous en prie ! criai-je, me moquant du vertige. Ne me retirez pas votre confiance.
— Ce n’est pas une question de confiance, Yaël. Tu franchis la ligne rouge. Je t’ai observée ces dernières semaines, chaque jour, tu arrives à l’agence plus fatiguée que la veille. Tu as une mine de déterrée, tu fais peur à voir. Volontaire, tu l’es. Mais à quel prix ? Tu ne t’en rends même pas compte, mais tu agresses tes collègues, qui ne savent plus comment s’adresser à toi, ils te fuient, se plaignent de ton comportement. Certains ne veulent plus travailler avec toi.
Je le fixai, tétanisée, je ne comprenais pas comment la situation avait pu se détériorer si rapidement et sans que je m’en rende compte.
— Je regrette d’avoir évoqué avec toi cette idée d’association.
Le sol s’ouvrit sous mes pieds. J’étais en train de perdre tout ce pour quoi je me battais depuis des mois. Je m’écroulai sur ma chaise, la tête entre mes mains, en larmes. Je sentis la présence de Bertrand à proximité ; il s’accroupit en face de moi, et attrapa mes poignets pour que je le regarde.
— Tu n’as pas su gérer ton stress ni prendre soin de toi pour tenir le coup. Résultat des courses, je dois me passer de toi et ça ne m’arrange pas. Je n’ai pas le choix et pas de temps à perdre. Tu es en train de te rendre malade, et je ne peux pas toujours te surveiller pour anticiper tes conneries lorsque tu accompagnes nos clients. Tu prends trois semaines de congés, à partir de maintenant. Va chercher tes affaires et rentre chez toi.
Il se remit debout et retourna derrière son bureau.
— Je serai là, lundi, lui annonçai-je.
Il planta un regard dur dans le mien.
— Ne m’oblige pas à prendre une décision plus radicale.
Ma respiration se coupa, je mis ma main devant ma bouche. Ça virait au cauchemar. Vaincue, j’étais vaincue, ne me restait plus qu’à obéir à mon patron, mon patron qui préférait se passer de moi. Le dos courbé, les épaules rentrées, je pris la direction de la sortie.
— Repose-toi, Yaël, l’entendis-je me dire alors que je refermais la porte de son bureau.
Je ne voulais pas me reposer, je voulais travailler, encore et encore. Je récupérai mon sac à main, regardai l’agence comme si c’était la dernière fois. Ces trois cents mètres carrés étaient davantage chez moi que mon appartement, il n’y avait que là où je me sentais bien, à ma place, rassurée, sûre de moi. Je restai plus de vingt minutes sans bouger sur le trottoir au pied de l’immeuble. Il était plus de 20 h 30, que pouvais-je faire d’autre que d’espérer me réveiller de ce cauchemar ?
— Je peux vous aider, mademoiselle ? me demanda un passant.
Son inquiétude me fit comprendre que mes joues étaient toujours ravagées par les larmes. Depuis combien de temps n’avais-je pas pleuré ainsi ? Ni même pleuré tout court ?
— Non, lui répondis-je méchamment pour qu’il me laisse en paix.
Je sentis mon téléphone vibrer dans mon sac, je balançai son contenu à mes pieds en me mettant à quatre pattes, sur le trottoir. Il regrettait, ça ne pouvait être autre chose.
— Bertrand ! pleurai-je dès que je décrochai.
— Yaël ! me dit la voix toute joyeuse d’Alice.
— Oh, murmurai-je, c’est toi…
— Mon Dieu ! Yaël ! Que t’arrive-t-il ?
— J’ai fait une connerie au boulot ! criai-je. Et Bertrand m’a mise en congé, je suis complètement perdue, je ne sais pas quoi faire.
Je me mis à faire les cent pas sur le trottoir, en sanglotant.
— Oh… tu m’as fait peur, souffla-t-elle dans le combiné. Calme-toi. Tu vas prendre un taxi et venir nous rejoindre, on est tous ensemble, ça va te faire du bien ?
— Je ne veux voir personne, je vais rentrer chez moi.
— Je te préviens, si tu n’es pas là dans l’heure, on vient te chercher !
Toute négociation semblait inenvisageable.
— Je n’ai pas de voiture, je n’ai pas le courage de venir jusqu’à chez vous.
— Ça tombe bien, on est chez Marc. Il paraît qu’il t’a laissé un message et que tu ne l’as pas rappelé.
Que venait faire Marc dans cette histoire ? Marc par-ci, Marc par-là ! Ils n’avaient que ce prénom à la bouche ! Maintenant, ça me revenait, j’avais bien vu qu’il avait essayé de m’appeler. Je cessai de marcher.
— Attends, je te le passe ! Marc !
— Non, lui répondis-je, trop tard.
— Yaël ?
— Bonsoir.
— Tu viens, finalement ?
— Ça ne sert pas à grand-chose, je ne suis pas en forme.
— Raison de plus ! J’habite au-dessus de la brocante. Tu te souviens de l’adresse ?
— Oui.
— À tout de suite.
Et il raccrocha. Dans la seconde qui suivit, je reçus un SMS de ma sœur : « Les garçons sont prêts à venir te chercher. » « J’arrive », lui répondis-je, contrainte et forcée. Quand Alice prenait les choses en main, il n’y avait rien à faire d’autre que de lui obéir. Pourtant, j’avais envie d’y aller comme de me pendre. De toute façon, où que je sois, j’aurais eu la même envie de me tresser une corde.
Vingt minutes plus tard, le taxi me déposait devant la brocante.
— Je viens t’ouvrir ! me cria Marc d’une fenêtre du premier étage.
Quelques secondes lui suffirent pour descendre, je distinguai sa silhouette se mouvoir dans la pénombre de sa boutique, dont il finit par ouvrir la porte, le sourire aux lèvres.
— Tu ne vas pas rester là, sur le trottoir ?
À contrecœur, je franchis le seuil. Il ne put que remarquer ma sale tête, il ne dit rien. Pourtant, il y avait matière. Je n’avais pas eu le courage de me remaquiller dans le taxi, j’avais concentré mes efforts pour cesser de pleurer, refusant que mes amis me voient ainsi. Vu l’agitation de ses mains et son attitude de plus en plus coincée, il ne savait pas trop comment s’y prendre.
— Alice nous a dit que tu avais eu un petit problème au boulot ?
— C’est pire que ça ! Mon patron m’a mise en congé.
Ses épaules tombèrent et il me regarda, l’air interloqué.
— Ah bon ! Ce n’est que ça ! Tu devrais t’en remettre. Les vacances, ce n’est pas si horrible que ça.
Il éclata de rire et ajouta :
— Qui se plaint d’être en vacances !
Ça y est, il était détendu, lui ! Affligée, je levai les yeux au ciel. Comment avais-je pu imaginer une seule seconde qu’il comprenne ?
— Laisse tomber, tu ne peux pas comprendre.