— Il n’y a pas grand monde qui te comprenne, j’ai l’impression. Faudra que tu m’expliques, me dit-il avec un sourire en coin. Suis-moi.
Il m’attrapa par la main et m’entraîna dans la brocante, je me dégageai vivement. J’étais encore capable de marcher sans l’aide de personne. Sauf que je n’avais pas fait dix pas que je me cognai violemment le bras contre un meuble.
— Aïe !
— Tu veux que j’allume ?
— Ranger serait une meilleure idée ! Je n’ai jamais vu un bordel pareil !
— C’est ce qui fait le charme de l’endroit, on n’est pas chez Ikea ici. Viens par là.
Il passa un bras dans mon dos pour me guider jusqu’à une porte tout au fond qui menait à l’escalier de l’immeuble, je me laissai faire. Avant de pénétrer chez lui, je marquai un temps d’arrêt, sentant mes nerfs craquer à nouveau. Je regrettais d’être venue ; j’aurais donné n’importe quoi pour pouvoir aller me terrer quelque part, seule, sans personne à qui parler. J’entendais des éclats de rire, de la musique. La main de Marc sur mes reins me força gentiment, mais sûrement, à avancer. L’appartement me sembla assez grand, une entrée menait au séjour, dont les deux fenêtres donnaient sur la rue, et j’eus le sentiment de plonger dans une série TV des années 60. À commencer par la lampe Arco. Un grand canapé en palissandre et cuir vert olive occupait une partie de l’espace, flanqué d’une table basse Le Corbusier, avec en vis-à-vis un fauteuil et une chauffeuse en tissu chiné moutarde. Qui aurait pu imaginer que Marc vivrait un jour dans un endroit pareil ? Ça n’était pas à mon goût bien sûr, il y avait beaucoup trop de choses, mais on sentait qu’il avait mis un soin particulier dans l’aménagement et la déco de son appartement. Ça ne ressemblait en rien à l’image que j’avais de lui. Comme nous tous, il avait changé. J’eus le temps de dire bonjour à tout le monde, de m’asseoir dans le canapé et de prendre le verre de vin rouge que me tendit Marc avant que les remarques fusent.
— Je propose qu’on trinque aux vacances de Yaël ? dit Adrien en se levant. C’est un miracle qui vient de se produire.
— Tu es le roi des cons ! Pour moi, c’est un cauchemar !
Ma voix se brisa, je baissai la tête et serrai les poings.
— Je risque de perdre mon boulot, leur annonçai-je, lugubre.
— Est-ce que quelqu’un peut lui expliquer la différence entre des vacances et se faire virer ? hurla Adrien, les deux mains sur le sommet de son crâne.
— Il ne t’a pas viré, me dit Cédric. Il t’a demandé de prendre des congés, ça n’a rien à voir. Finalement, il n’est peut-être pas si con.
Je le fusillai du regard. Ils me fixaient tous comme si je débarquais d’une autre planète, une fois de plus personne ne faisait d’effort, la gravité de la situation leur passait au-dessus. Alice vint s’installer à côté de moi, et m’entoura de ses bras. Pousse-toi, Alice. Ne me touche pas. Ça m’étouffe.
— Je comprends que tu sois triste, mais ça va te faire du bien.
— Non ! Non ! Tu ne captes rien ! lui renvoyai-je, la voix trop haut perchée, cassée. Que veux-tu que je fasse pendant trois semaines ?
— Viens avec nous !
— Yes ! cria Adrien.
— Oh oui, intervint Jeanne en applaudissant. Ça va être super ! Des vacances tous ensemble !
— De quoi parlez-vous ? leur demandai-je en me détachant enfin d’Alice.
— On part dimanche, tu le sais, je te l’ai dit.
Je n’en avais aucun souvenir.
— Vous êtes tous en vacances ?
— Yaël, beaucoup de personnes le sont, le 31 juillet ! m’informa Cédric.
Il venait de me remémorer quelque chose, nous étions au cœur de l’été.
— Tu en fais une de ces têtes ! me dit Marc. Tu n’étais pas au courant que c’étaient les vacances ? Avant, tu ne pensais qu’à ça !
Cédric lui fit signe de se taire par mesure de sécurité. Je piquai du nez et tripotai mes mains, sidérée par cet oubli. Je n’assimilais pas l’été, la hausse des températures ni le soleil aux vacances… En dehors des conséquences sur mon travail, l’été n’existait pas pour moi.
— Non, avouai-je. De toute façon, je ne vais pas m’incruster.
— Je le fais bien, moi ! m’apprit Marc.
Je redressai vivement la tête et nos regards s’accrochèrent. Des vacances tous ensemble, comme avant, avec lui, sauf que plus rien n’était comme avant. Cette idée était étrange et perturbante. Il esquissa un sourire.
— Et puis, Yaël, ce n’est pas comme si ce n’était pas un peu chez toi qu’on partait, compléta doucement Jeanne, ce qui me fit détourner le regard de Marc.
— Je ne comprends rien, où partez-vous ?
Alice se leva et s’accroupit devant moi en attrapant mes mains dans les siennes.
— À ton avis ? Où veux-tu qu’on parte ?
Ma bouche s’ouvrit toute seule, sans que je réfléchisse, ça venait de loin, de très loin.
— À la Petite Fleur…
Elle hocha la tête, visiblement heureuse. La Petite Fleur était la maison de vacances de mes parents, dans le Luberon, à Lourmarin. Cette maison s’appelait ainsi en souvenir d’un voyage humanitaire que mes parents avaient fait en Éthiopie, Alice avait d’ailleurs été conçue là-bas. Ils étaient tombés amoureux du pays, de ses habitants et de la capitale, Addis-Abeba, qui signifiait la Petite Fleur. Depuis, ils étaient toujours très actifs dans une association caritative, porteuse de projets humanitaires là-bas. Mon père avait hérité du terrain à la mort de nos grands-parents, dont je me souvenais à peine. Cette maison, il l’avait quasiment construite de ses mains durant notre enfance. Il avait allié matériaux modernes et anciens ; les grandes baies vitrées contrastaient avec les pierres de taille. Ça créait un mélange harmonieux et reposant. Pendant les travaux, nous avions habité une roulotte et la grange avec maman et Alice. Ça faisait des années que je n’y avais pas mis les pieds. Plus de quatre ans, en réalité… mes dernières vacances, comme me l’avait rappelé Bertrand. Pourtant, j’adorais cet endroit, je m’y sentais chez moi, avant.
— Y a pas à péter, on t’embarque ! jubila Adrien.
— On prend la route dimanche matin, m’apprit Cédric. On passe te prendre à 6 heures.
— Le mieux est que tu dormes à la maison demain soir, décréta Alice.
— Stop ! Stop ! Stop ! J’ai mon mot à dire, non ?
Je m’extirpai du canapé. Tout ça allait trop vite. Je leur fis face, cinq paires d’yeux me fixaient.
— Je suis certaine que Bertrand va me rappeler dans le week-end, je ne peux pas quitter Paris.
— Si, tu es en vacances.
Dans un premier temps, l’objectif était de les calmer. J’irais trois jours. Ensuite, rien ne m’empêcherait de rentrer.
— Laissez-moi deux jours et je vais prendre le TGV.
Alice poussa un cri de joie et me sauta au cou. Je mis quelques secondes à refermer mes bras autour d’elle, saisie par la situation et pétrifiée par le regard de Marc sur moi. Je ne le connaissais pas, ce regard, il était à la fois sérieux et pénétrant. Je réussis à m’y soustraire, mal à l’aise.
— 6 —
Mon week-end se résuma à deux activités simples : j’enchaînais les longueurs à la piscine et, lorsque je n’étais pas dans le bassin, je travaillais depuis mon ordinateur chez moi, malgré mon envie, pour ne pas dire besoin vital, d’aller à l’agence. Dès que je validais un dossier en cours, je le faisais suivre à Bertrand, aucun de mes mails ne reçut de réponse. Tout portait à croire qu’il ne me rappellerait pas, je m’étais donc trompée et n’avais pas le choix ; je devais partir prendre l’air, à moins de vouloir devenir folle en ruminant enfermée dans mon appartement. Ça me rendait pourtant dingue de faire un truc pareil.