Je venais de raccrocher d’avec Alice, arrivée à destination avec toute sa petite famille, complètement survoltée à l’idée que je débarque le lendemain. D’ordinaire, le dimanche, je préparais mes tenues de la semaine en fonction de mes différents rendez-vous. Et là, j’étais assise sur mon lit, face à mon dressing, dans le désemparement le plus total, incapable de déterminer le contenu de ma valise. J’étais équipée pour assister nos clients lors des conférences financières, des négociations, bref pour être interprète dans le milieu des affaires pour le compte de l’agence ; et ma garde-robe était exclusivement composée de tailleurs, de pantalons noirs ou gris, d’une dizaine de jupes crayon. Évidemment, j’avais quelques jeans qui me servaient pour de pseudo-garden-parties où je pouvais être amenée à faire du baby-sitting pour certains de nos clients, ceux qui voulaient une interprète pour faire bien. Quant à mon placard à chaussures, il ne contenait que des stilettos. En observant toutes ces paires d’escarpins parfaitement alignées, j’eus un flash de la séance de torture que Jeanne m’avait fait subir pour m’apprendre à marcher avec, ça avait duré des mois. Je ressemblais à une dinde lors de mes premiers pas, je ne pouvais pas passer une journée sans me tordre au minimum trois fois la cheville, alors même qu’ils avaient à peine cinq centimètres de talon. Mais ça avait fini par venir. À tel point que, depuis, la hauteur avait doublé.
Je secouai la tête pour m’extirper de ces souvenirs et revenir à mon problème de valise. Eh bien, j’embarquerais un échantillon de mes uniformes de boulot. De toute façon, c’était ça ou j’étais toute nue ! Au moins, j’avais un maillot de bain et une tenue de sport. Sauf que j’angoissais déjà à l’idée de partager la piscine avec tout le monde, particulièrement les enfants, qui risquaient de ne pas me laisser nager tranquille.
Après une énième nuit blanche, je sortis de mon lit à l’aube, profitant des quelques heures restantes pour ranger mon appartement. Même ma femme de ménage était en vacances. Personne ne bossait en août ! Sauf moi… Tout mon intérieur devait être nickel, chaque objet à sa place pour mon retour dans quelques jours. Je n’osais imaginer que mon séjour là-bas se poursuive au-delà d’une petite semaine. Je briquai, astiquai, javellisai, aspirai de 4 h 30 à 7 heures ; je nettoyai la propreté. Ensuite, je pus me préparer et profiter de ma salle de bains ; la promiscuité de la vie en communauté me terrifiait. Rien qu’à l’idée, j’en avais de l’urticaire. Alors, une fois n’est pas coutume, je pris tout mon temps. Quand j’imaginais qu’il allait falloir que je partage la douche, les toilettes, que je risquerais d’être dérangée par n’importe lequel de mes colocataires quand je me laverais ! Non, vraiment, comment allais-je faire pour supporter ça ? Pourquoi j’avais dit oui ?!
Je traversai le hall de la gare de Lyon et j’avais l’impression d’être une extraterrestre. En quoi était-ce dérangeant de ne pas se la jouer miss Camping ? Pas de short, ni de tongs pour moi. Plutôt ma tenue de travail de week-end, une valise cabine, une sacoche avec mon Mac, et mes oreillettes en place, juste au cas où… Heureusement, j’avais réussi à obtenir une place en première, isolée. Pourtant, sitôt le TGV parti, je dus fuir ma place ; la SNCF devrait aménager des compartiments sans gamins, impossible de me concentrer. Direction le wagon-bar, je demandai un café et trouvai un coin où m’asseoir, j’allumai mon ordinateur, prête à lancer un hot spot avec mon téléphone. Et là, bug, pas de réseau, pas de 4G. Ça y est, ça faisait à peine trente minutes que le train avait quitté Paris et j’avais le sentiment d’être perdue en pleine pampa. Si Bertrand m’écrivait, si mes collègues cherchaient à me joindre ce matin au sujet d’un de mes dossiers… J’avais plusieurs rendez-vous de prévus aujourd’hui, qui allait s’en occuper ?
Le TGV entra en gare d’Avignon à l’heure, Cédric devait venir me récupérer. La descente du train eut des allures de foire d’empoigne ; les voyageurs se bousculaient, se donnaient des coups de valise et de sac à dos : aucun savoir-vivre. Je les laissai passer avant de fermer le rang. Là, je fus scotchée, étouffée, paralysée par la chaleur. En moins de deux secondes, je fus en sueur, avec déjà l’impression d’être sale. Je repérai le panneau de la sortie et commençai à remonter le quai. Je fus stoppée dans mon élan : mon talon était piégé entre deux lattes en bois du quai. Quelle idée ! Rien de mieux que le béton ! Ça commençait mal. Je rejoignis l’ascenseur sur la pointe des pieds, évitant ainsi d’être à nouveau coincée. Mon beau-frère m’attendait à l’extérieur de la gare devant son Espace. Mon calvaire continuait : Cédric, en bermuda multipoches, tee-shirt bariolé « spécial vacances » et espadrilles, me souriait de toutes ses dents. Il avait beau être accueillant, je n’avais qu’une envie, filer par le prochain train direction Paris. Mais pour quoi faire ? Bertrand ni personne de l’agence ne m’avaient donné signe de vie, depuis que j’avais récupéré du réseau. M’auraient-ils tous déjà oubliée ? J’étais coincée. Cédric vint me coller une bise et attrapa ma valise.
— Ça s’est bien passé le voyage ?
— Épouvantable, il n’y avait pas de réseau, et plein de gamins.
Il chercha à prendre ma sacoche d’ordinateur, je la gardai contre moi en lui lançant un regard qui signifiait très clairement « pas touche ». Il se retint de rire.
— En voiture ! chantonna-t-il en refermant le coffre.
L’habitacle était un vrai champ de bataille, je repérai immédiatement les restes du pique-nique de la veille : du papier aluminium en boule, des paquets de chips éventrés, du sopalin usagé dans la portière passager. Je m’installai comme je pus, et glissai mes pieds entre des sacs plastique et des jouets que ma sœur avait laissés là après leur voyage. En un quart d’heure, j’étais encore plus en nage qu’à la gare, avec l’impression de dégouliner de partout.
— Cédric, tu ne veux pas mettre la clim, s’il te plaît ?
Il roulait les fenêtres ouvertes, qui ne laissaient entrer rien d’autre que l’air chaud.
— Désolé, c’est impossible. Elle a trop fonctionné hier, je vais l’économiser, je ne veux pas qu’elle me claque entre les mains avant le retour, ça me coûterait une blinde ici. Mais tu sais, enlever ta veste et tes chaussures serait une bonne idée pour te rafraîchir.
La veste, pourquoi pas ! Mais hors de question pour les chaussures, je n’allais pas prendre le risque de poser le pied sur un bout de jambon. Je mis mes lunettes de soleil et regardai la route sans la voir. Mon beau-frère finit par rompre le silence :
— Comment vas-tu ?
Je soupirai en jetant un coup d’œil à mon téléphone : pas d’appels, pas de mails.
— Aucune idée, lui avouai-je.
— Ces vacances ne peuvent te faire que du bien.
Je secouai la tête.
— Je sais que tu n’y crois pas, mais fais-moi confiance.
— Je ne doute pas de ta sincérité, mais je ne me sens pas à ma place.
Il m’apprit qu’ils avaient roulé en convoi avec Adrien et Jeanne. Tout s’était parfaitement déroulé jusqu’au moment où Adrien avait écouté 107.7 qui annonçait les traditionnels bouchons de la vallée du Rhône. Il avait alors pris la tête de la caravane pour sortir de l’autoroute et emprunter la nationale. Ça avait viré au cauchemar, et servi à rien puisqu’ils s’étaient retrouvés au beau milieu d’une fête de village. Jeanne avait gueulé, pleuré, et Cédric avait repris les choses en main, renvoyant Adrien au rôle de voiture-balai. Je sentais bien qu’il faisait tout pour me faire rire et me mettre dans un état d’esprit « vacances ». Il se fatiguait pour rien ! Ça ne l’empêcha pas de continuer, il poursuivit en m’apprenant que Marc n’arriverait que le lendemain.