Je vous prie encore de m’excuser pour mon coup de fatigue en fin de semaine dernière, cela ne se reproduira plus.
Pourriez-vous réactiver mes mails ? Je souhaiterais me tenir informée de l’avancée de mes dossiers durant mon séjour à Lourmarin. Je vous remercie à l’avance.
Comment s’est déroulée la signature du contrat avec notre client ce matin ? Est-il satisfait de la prestation ?
Dans l’attente de vos nouvelles,
Bien à vous,
Ensuite, je m’attaquai à Gabriel. Pour revenir plus tôt à l’agence, j’étais même prête à m’écraser devant ce sale type ! Je mis Bertrand en copie.
Bonjour Gabriel,
J’espère que la signature du contrat vous satisfait. Je vous souhaite une grande réussite dans ce nouvel investissement.
Je tenais à m’excuser pour ma baisse de régime vendredi. J’espère pouvoir collaborer à nouveau avec vous très prochainement. Je ne suis pas à Paris actuellement. Cependant, je saurai me rendre disponible si vous avez besoin de mes services.
Transmettez mes amitiés à votre femme, je ne manquerai pas de lui rendre visite à l’Atelier.
Bien à vous,
Il ne me restait plus qu’à attendre. Je levai le nez de l’écran et découvris l’activité autour de moi : une vraie fourmilière. Les uns et les autres passaient sous mon nez, les bras chargés de vaisselle et de victuailles. Ça va s’arrêter quand ? Il y en a pour un régiment !
— À table ! s’exclama Cédric.
— Ça vaut pour toi aussi, me dit Jeanne en tapotant sur la table.
À reculons et sans aucun appétit, je me rendis sur la terrasse, où le couvert avait été mis. Les enfants, encore en maillot, se faisaient servir par leurs mères respectives. Quant à Adrien et Cédric, ils s’apprêtaient à s’asseoir eux aussi en maillot de bain et torse nu, attendant certainement de se faire servir par leurs femmes. Sauf que Jeanne leur lança un coup d’œil furibard. Adrien, au garde-à-vous, fila dans la maison et revint avec deux tee-shirts.
— C’est mieux comme ça, les félicita-t-elle.
— Nous, ça ne nous dérangerait pas que vous mangiez les seins à l’air, lui répondit son mari.
— Les enfants ! crièrent en chœur les filles.
— Que fais-tu dans ton coin ? m’appela Cédric.
Je franchis le seuil de la terrasse et pris à mon tour place à table.
— Tu te souviens du concept ? continua-t-il. On met tout sur la table et chacun se sert. Les vrais repas sont pour le soir ! Bon app’ !
J’attrapai une tomate, la coupai et mis dessus un filet d’huile d’olive ; je ne pourrais rien avaler de plus, mon appétit ne revenant toujours pas. Mon estomac restait désespérément noué. Le brouhaha était tel à table qu’une nouvelle migraine se déclencha. Je n’ouvris pas la bouche : rien à dire. Je me contentai de les observer : souriants, ornés des premiers coups de soleil, évoquant les parties de pétanque dès l’arrivée de Marc. J’esquivai le dessert en débarrassant mon assiette, et allai gober un Doliprane dans la cuisine.
— Ça va ? Ça a été ? me demanda Alice en me rejoignant.
Merveilleux ! Au fait, merci pour le mal de crâne ! Je me forçai à sourire en hochant la tête.
— Tu vas pouvoir te baigner en paix dans peu de temps, les enfants sont interdits de piscine en début d’après-midi.
— Merci pour l’info. Je vais bosser un peu avant.
— Tu vas quoi ? s’étrangla-t-elle.
— Ne dis rien.
Je tournai les talons et retrouvai mon écran pour actualiser ma boîte mail. Rien. Le déjeuner de Bertrand s’éternisait peut-être…
Je restai enfermée dans la salle à manger un bon bout de l’après-midi sans chercher à parler à qui que ce soit. Les rires de la terrasse et les jeux dans la piscine parvenaient jusqu’à mes oreilles. Je mis à jour une dernière fois — avant la prochaine — mes mails, et décidai de me montrer. Je retirai mes chaussures et en deux secondes, j’oubliai mon mètre soixante-quinze artificiel. J’étais petite, en réalité. Le carrelage frais glaça ma voûte plantaire, en me retrouvant à plat, j’eus le sentiment d’être une funambule en équilibre et de perdre davantage pied dans ma vraie vie. Les filles bronzaient, un œil sur leur progéniture, en feuilletant des magazines people, les garçons faisaient les clowns dans l’eau avec les enfants. Le courage me fit défaut, je ne franchis pas la barrière de protection et me contentai de m’y appuyer. Ma gorge se serra ; quel supplice de les voir s’amuser, être détendus les uns avec les autres, sans me sentir capable de participer à ce bonheur, je ne savais plus comment c’était, ni comment faire. Pourquoi je suis là, déjà ? Cette question revenait sans cesse depuis que j’étais descendue du TGV. Que faisais-je là alors que ma vie continuait sans moi à Paris ?
— Yaël !
Adrien… Je ne l’avais pas vu arriver.
— Viens, je promets de ne pas t’arroser.
Dans ma vision périphérique, je remarquai toutes les têtes tournées dans notre direction.
— OK.
Il m’ouvrit la barrière, je descendis les deux marches et me retrouvai au niveau de la piscine. Il s’éloigna et fit une bombe dans l’eau, faisant éclater de rire tout le monde, sauf moi, qui lui décochai un regard assassin. Ayant peur de glisser, j’avançai à pas précautionneux jusqu’aux filles, Alice se redressa et me fit une place sur sa chaise longue. Jeanne remarqua mes pieds nus.
— Tu t’es enfin décidée à faire tomber tes pompes. Y a pas à dire, c’est beau, mais comment fais-tu pour marcher avec un truc pareil ?
— Question d’habitude, lui répondis-je en haussant les épaules.
— Pourquoi tu ne te changes pas ? m’interrogea Alice. Mets un short et un débardeur, tu seras plus à l’aise !
— Je n’en ai pas, marmonnai-je.
— Ce n’est pas possible ! Ton dressing est prêt à éclater !
— Je n’ai que des fringues de boulot ! Ça fait belle lurette que je n’ai besoin que de ça.
Une heure plus tard, j’esquivai la balade de fin d’après-midi en troupeau à Lourmarin pour profiter de la maison et de la piscine en paix. Très peu pour moi, la crise des gamins en passant devant le glacier. Enfin un peu de calme ! Sans perdre de temps, j’enfilai mon maillot et mes lunettes, renonçant malgré tout au bonnet de bain. Avant d’entamer mes longueurs, je retirai les jouets d’enfants, les bouées et les deux matelas pneumatiques. Le silence de l’eau me vida la tête, mes nerfs commencèrent à se décharger grâce à une nage rapide, je m’épuisai avec de l’effort physique, je n’avais que ça pour compenser le manque et oublier la notion du temps. Chaque minute depuis que j’étais arrivée me semblait équivalente à une heure. Les prémices d’une crampe irradièrent mon mollet, ce qui me contraria car j’avais encore besoin de temps pour évacuer, mais je dus pourtant rejoindre le bord pour m’étirer dans l’eau. Des applaudissements retentirent dans mon dos, je tournai vivement la tête, en retirant mes lunettes. Ils étaient alignés devant la piscine. Depuis combien de temps étaient-ils là ?
— Un vrai hors-bord ! s’écria mon beau-frère.
— Ça doit défouler, ajouta Jeanne.
Je leur souris franchement, sortis de l’eau et allai vérifier mon téléphone à l’abri dans sa housse étanche. Toujours pas de réponse de Bertrand. Mon sourire s’évanouit.