— Je vais me doucher.
Je quittai ma chambre uniquement lorsque j’entendis des bruits dans la cuisine ; trop tard pour un coup de main, le dîner était prêt et le couvert mis. J’avalai deux gorgées du verre de rosé que Cédric me servit et trois fourchettes de la ratatouille maison d’Alice. J’aurais voulu la savourer : impossible. Je n’avais que mes souvenirs pour me rappeler qu’elle était délicieuse avec ses légumes gorgés de soleil. Je n’avais plus goût à rien et pour rien. Ne supportant pas de les voir traîner à table, je pris en charge la vaisselle et soulageai mes nerfs avec le ménage de la cuisine. Deux jours que les « vacances » avaient commencé et c’était déjà, à mon sens, une porcherie. Cependant, je fus très vite calmée dans mon élan par Alice et Jeanne me rappelant que les enfants étaient au lit et que l’aspirateur n’était pas recommandé lorsqu’ils dormaient. Je les avais oubliés. La conséquence fut immédiate : j’allai me coucher, tout en sachant pertinemment que je ne fermerais pas l’œil de la nuit. Je ne me trompais pas ; je tournai et virai sous mon drap, ayant chaud, puis froid, la nuit noire me gênant, et l’angoisse m’étreignant. Le silence oppressant laissait percevoir des bruits de bestioles qui me donnaient la chair de poule. Dès que je fermais mes paupières, je ne savais plus où j’étais, ni pourquoi j’étais là. Je ne tiendrais pas trois semaines à ce rythme-là, sans parler, sans travailler, sans connexion internet digne de ce nom, sans négocier, sans interpréter, avec le bruit incessant des enfants, les blagues des garçons, la joie de ma sœur, leur bonheur, leur détente, leur vie… Je me redressai d’un bond dans le lit, le cœur battant, les muscles raides. Ma place n’était pas là, elle était à l’agence. Ce n’était pas pour rien que je ne prenais plus de vacances depuis quatre ans, je ne supportais plus de ne rien faire, de ne pas être dans l’action. C’était décidé : j’allais rentrer à Paris, le plus rapidement possible. D’ici la fin de la semaine, retour à la maison. Personne ne m’en empêcherait. J’entrais en résistance.
Le lendemain, je traversai la matinée en me faisant discrète. Cachée derrière mon écran, je consultai les horaires de train et cherchai une voiture de location pour rejoindre la gare sans rien demander à personne. Absorbée par mon petit projet pour me faire la malle, le boucan des enfants et des garçons ne me dérangea presque pas. Sauf que dans l’après-midi, je compris très vite que mon plan ne serait pas tout de suite mis à exécution.
— Prends ta carte bleue, on va faire du shopping ! m’annonça joyeusement Jeanne.
C’est quoi cette histoire ?
— Je n’ai pas envie ! Laisse-moi tranquille à la fin !
— Parce que tu crois que tu as le choix ! Tu as pris tes runnings ?
— Oui.
— Mets-les, on descend à pied au village.
Un quart d’heure plus tard, nous laissions les garçons et les enfants à la maison. Je restai sans voix durant le trajet en les écoutant m’exposer l’objectif de ce shopping : me rhabiller. Il était inconcevable que je reste engoncée dans mes tenues de travail toutes les vacances. C’était une manie chez elles de vouloir me rhabiller ! Non ! En fait, ce qu’elles voulaient aujourd’hui, c’était me déshabiller ! Ayant une vague idée du contenu de mon compte en banque, elles partaient du principe que je pouvais me faire plaisir dans les boutiques de Lourmarin, pas toujours réputées pour les bonnes affaires. Sur le chemin, Alice et Jeanne m’encadraient, me tenant chacune par le bras. À croire qu’elles avaient peur que je parte en courant. Malgré l’idée plus que tentante de m’enfuir, je ne chercherais pas à le faire ; mon envie de leur faire plaisir était plus forte et j’en étais la première surprise, d’ailleurs. Elles savaient où elles allaient, et dans le cas où je l’aurais souhaité, je n’aurais pas pu m’arrêter et partir flâner dans les ruelles du village. Alice passait son temps à dire bonjour, elle connaissait tout le monde. Ou plutôt, elle n’avait perdu personne de vue depuis notre enfance et adolescence.
— On a fait du repérage hier, m’apprit Jeanne.
— La voilà ! s’exclama ma sœur à l’intention d’une commerçante.
Je voyais déjà le tableau ! Ça devait être l’ex-Parisienne bobo qui avait voulu se mettre au vert ! J’allais lui en donner, moi, des leçons de Parisienne !
— Je vous attendais ! Yaël ! Quel plaisir de te recevoir ! m’accueillit-elle avec un accent très, très chantant.
Ah, j’avais été mauvaise langue. Elle me fit une bise et m’incita à pénétrer dans sa boutique. Cette femme était toute douce et tout sourire, avec une jolie petite robe bleue, accessoirisée d’un sautoir en argent. J’étais tombée dans un sacré traquenard !
— Va dans la cabine ! m’ordonna Jeanne. On s’occupe de tout !
Durant près de deux heures, je me laissai faire en essayant tout : des robes, des jupes, des shorts, des débardeurs… Un second commerçant se joignit à la fête en fournissant des sandales et des spartiates. À force de m’habiller et de me déshabiller, j’étais en nage, j’avais soif, je m’en plaignis alors que je sortais de la cabine affublée d’une robe légère, assez près du corps, fleurie et à fines bretelles.
— Alice, tu as une bouteille d’eau ?
— J’ai mieux.
Elle fit des messes basses avec la commerçante et disparut dans la rue. Jeanne se posta derrière moi.
— Pendant que ta sœur fait ce qu’elle a à faire, dis-moi ce que tu penses de celle-là ?
Je fixai l’image que le miroir me renvoyait ; c’était mon visage, mon corps, et pourtant… voilà bien longtemps que je n’avais pas porté autre chose que du noir, du bleu marine et du gris. Mon uniforme me donnait un sentiment de pouvoir, d’assurance. Là, je me sentais fragile, vulnérable, exposée, et peu sûre de moi. Impossible de me tenir droite. Les filles, sans le savoir, me renvoyaient à l’adolescence ; l’époque merveilleuse où l’on ne sait pas quoi faire de son corps, où l’on voudrait se cacher, où l’on est gauche. Alice revint accompagnée d’un serveur muni d’un plateau portant des verres à pied et une bouteille de blanc.
— Je voulais juste de l’eau ! lui dis-je en pignant.
— Il est 17 h 30, c’est l’heure de l’apéro. Et encore une fois, tu n’as pas le choix !
— Vos maris ont une très mauvaise influence sur vous !
Elles éclatèrent de rire et, sans le réaliser, je les suivis et bus mon verre, le vin était délicieux, son goût frais et fruité m’évoqua des souvenirs et m’indiqua sa provenance ; c’était un château-Fontvert. Avant, quand je venais encore, j’accompagnais toujours papa faire les réserves de vin au domaine. Cet élan de bonne humeur s’évanouit à la vitesse de la lumière quand ma sœur brandit sous mon nez une toute petite chose, que je pointai d’un doigt interrogateur. En réponse, elle m’envoya un sourire sadique.
— Franchement, ton maillot, ce n’est pas possible, m’expliqua Jeanne.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il a ?
Elle grimaça, luttant contre un fou rire.
— Digne d’une nageuse est-allemande, ce sont les propos exacts d’Adrien.
Je devais ressembler à une carpe, la bouche grande ouverte, happant l’air. Piquée au vif, j’arrachai les quelques centimètres carrés de tissu des mains de ma sœur, m’enfermai dans la cabine et l’essayai.
— C’est bon, il me va, je le prends, leur dis-je derrière le rideau.
— Mets ça pour repartir, me dit Alice en glissant un short et une petite blouse colorée sur le côté du rideau.
La séance de torture prenait fin. Je passai au tiroir-caisse, sans vérifier le montant de la note. À vrai dire, je m’en moquais, ça ne m’empêcherait pas de manger à la fin du mois. Mais pour une autre raison aussi, j’avais le sentiment d’avoir été dans le corps et la tête d’une étrangère pendant ces deux heures, et cette étrangère avait passé un bon moment, elle devait le reconnaître. Pour autant, le quart d’heure de détente était fini. Avant de sortir de la boutique, je profitai qu’elles aient le dos tourné pour consulter mon téléphone et ma boîte mail. Encore rien. Toujours rien. Quand cet enfer s’arrêterait-il ? Ce ne fut pas uniquement ma nouvelle tenue qui me fit rentrer les épaules. Sur le chemin du retour, je parlai de moins en moins, pensant à Paris, à l’agence, à Bertrand qui se passait de moi, alors que les filles, légèrement pompettes à cause du blanc, n’arrêtaient pas de jacasser. Nous marchions sur la route, uniquement fréquentée par les habitants des quelques maisons voisines de la nôtre, quand un bruit de pétarade se fit entendre.