— Tiens, le voisin a toujours son tracteur comme quand on était gamines, dis-je à Alice.
— Ah bon ! me répondit-elle, surprise.
Nous nous décalions sur le bas-côté pour jeter un coup d’œil en arrière quand un klaxon retentit. Le véhicule s’approchant de nous n’avait rien d’un tracteur, c’était une vieille Porsche grise, qui s’arrêta d’ailleurs à notre niveau. La tête de Marc émergea par la vitre ouverte.
— Alors, on se balade ?
Il sortit de sa voiture, sous les gloussements des filles.
— C’est à toi, cette caisse ? lui demanda Jeanne en l’embrassant.
Il se dandina d’un pied sur l’autre en agitant ses mains.
— Non… enfin si, en réalité elle était à Abuelo, il me l’a donnée quand il a arrêté de conduire.
— Ça te va bien, constata Alice en lui disant bonjour à son tour.
Je lui fis la bise sans un mot.
— Ça va ? me demanda-t-il avec précaution.
— Très bien.
— Si ça ne vous dérange pas de vous tasser, je suis votre chauffeur jusqu’à la maison.
— Vas-y, Jeanne, déclara Alice. Nous, on marche !
— Youpi ! s’excita Jeanne.
Elle fit le tour de la voiture en courant. Marc se saisit de tous nos sacs, les tendit à sa passagère, et reprit le volant. Il fit vrombir le moteur et démarra dans un nuage de poussière. Alice m’empoigna par le bras.
— À nous deux !
J’allais passer un sale quart d’heure. Bon… quand faut y aller…
— Que veux-tu me dire ?
Elle soupira.
— Essaie de te mettre un peu dans l’ambiance.
— Je fais ce que je peux.
— Je n’en suis pas certaine… tu sais, c’est dur pour tout le monde de te voir comme ça, à l’écart, tu ne nous parles pas, rien ne semble te faire plaisir. On est impuissants, on ne sait plus quoi faire pour te dérider.
Tout sauf ça… Alice s’inquiétait vraiment pour moi et elle n’aurait pas dû.
— Tu te trompes, c’était bien cet après-midi.
Elle me lâcha le bras et accéléra la cadence de la marche, visiblement pas convaincue.
— Ah bon ? Tu t’es refermée comme une huître dès qu’on est reparties. Tu envoies paître Adrien dès qu’il fait une blague, Cédric passe son temps à te tendre des perches, tu ne jettes pas un regard aux enfants, qui se faisaient pourtant une joie que tu sois là. Tu as à peine calculé Marc. Sympa l’accueil, pour lui qui patauge dans la semoule pour qu’on le pardonne. N’oublie pas non plus qu’il a divorcé hier, la moindre des choses est d’essayer de lui remonter le moral. Ça t’arrive de penser aux autres, de temps en temps ? Elle t’intéresse, notre vie, ou tu n’en as rien à faire ?
— Mais bien sûr qu’elle m’intéresse !
— Ne me prends pas pour une idiote !
C’était l’occasion idéale pour mettre mon plan à exécution.
— Tu as raison, je vais vous plomber les vacances si je reste. Le mieux est que je rentre à Paris.
Je crus qu’elle allait me sauter à la gorge, j’avais tout faux. De plus en plus mal, je me ratatinai et piquai du nez en me tordant nerveusement les mains.
— Hors de question ! Tu n’as rien compris à ce que je te dis !
Voir Alice s’énerver de cette façon était rarissime et me vrillait le cœur. Jamais elle n’élevait la voix contre moi. Elle s’arrêta net et me détailla des pieds à la tête, elle avait les joues écarlates, signe flagrant que la cocotte-minute était prête à exploser.
— Tu es brillante, question boulot, mais niveau rapports humains, tu es zéro ! On t’aime, nous ! Lâche ce putain de téléphone et vis !
Les bras m’en tombaient, Alice porta une main à son front, exaspérée.
— En plus, tu me fais jurer ! Et tu sais que je déteste me mettre dans cet état ! Si tu tiens un tant soit peu à la santé mentale de ta grande sœur, et j’insiste sur le « grande », réagis. Maintenant, on y va !
Oh que oui, là c’était la grande sœur, aucun doute. Et moi, j’étais la sale gamine. Elle partit devant, je la suivis, me repassant en boucle la scène, réalisant à quel point j’étais un boulet pour tous, à me comporter de cette façon. Que faire ? Alice avait raison, je ne savais plus me comporter normalement avec les autres, dès lors qu’ils n’étaient pas Bertrand, mes collègues ou mes clients. Et encore, je considérais mes collègues comme une quantité négligeable, et ils me le rendaient bien en me détestant. Notre arrivée à la Petite Fleur pointa mon incapacité à participer à la fête, comme si je n’avais aucune légitimité à me joindre à leurs éclats de rire, partant du principe que je n’avais plus ma place parmi eux, qu’ils vivaient dans un monde qui m’était désormais inaccessible. De toute façon, dès que j’essayais de participer, j’étais complètement à côté de la plaque. Léa, ma nièce, me le prouvait, en me fuyant. Mon attitude fermée faisait peur aux enfants. Adrien et Cédric avaient balancé Marc à l’eau tout habillé dès qu’il avait surgi de sa voiture : la portière était encore ouverte. Tout le monde riait, je ne parvins qu’à esquisser un sourire forcé. En les observant, je me dis que Marc était revenu dans nos vies au bon moment, il prenait la place que je laissais vacante depuis des années. Sauf que ce n’était absolument pas suffisant pour ma sœur. Elle me voulait, là, présente, dans la place.
— Préparez l’apéro, ordonna Jeanne aux garçons. Pendant ce temps, on gère les enfants.
Alice, sans oublier de me lancer un regard, récupéra Marius et Léa, et partit dans la maison, accompagnée par Jeanne et Emma. Je profitai d’échapper à sa surveillance pour sortir mon téléphone de ma poche et m’assis sur le muret qui longeait la terrasse. Vérifier, encore et toujours vérifier. Encore et toujours rien. Pas de mail, pas d’appel.
— Yaël !
C’était Marc. Les autres l’avaient enfin laissé sortir de l’eau. Il était dans un de ces états, dégoulinant de partout, son jean et sa chemise collés sur la peau.
— Je n’ai pas pu m’occuper de tes sacs, comme tu peux le constater. Viens les prendre, je ne voudrais pas faire de dégâts.
Je sautai du muret et le suivis jusqu’à sa voiture. Je récupérai mes biens et m’apprêtais à faire demi-tour quand je le vis se débattre avec son sac de voyage, que je reconnus au premier coup d’œil : c’était le même qu’il y a dix ans, un grand sac en cuir marron, usé jusqu’à la trogne, dont les lanières avaient d’ailleurs été réparées à de multiples reprises.
— Tu veux une serviette ?
— J’essaie désespérément d’en attraper une dans mon sac sans tout ruiner ! me dit-il en riant.
Je m’approchai, et lui lançai un regard interrogatif. Avant, ça ne me serait même pas venu à l’esprit de lui demander l’autorisation de fouiller dans ses affaires, je l’aurais fait sans me poser de questions. C’était loin, cette époque-là !