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— Je peux ?

Il me sourit. En moins de deux secondes, je sentis la texture de l’éponge au milieu de ses affaires, et lui tendis sa serviette. Il s’essuya le visage.

— La salle de bains est prise ? C’est ça ?

— Oui. Il y en a pour un bout de temps avec les enfants et les filles.

— Ce n’est pas grave, j’attendrai.

Je le plantai là, ne sachant pas quoi lui dire d’autre.

Après avoir rangé mes nouveaux vêtements dans la commode de ma chambre, je me rendis dans la cuisine où je préparai un plateau avec la vaisselle pour le dîner, sans oublier celle des enfants. J’apportai tout sur la terrasse, mais me figeai sur le seuil. Les trois garçons prenaient un verre autour de la table et ne remarquèrent pas ma présence dans leur dos. Marc, toujours avec son jean trempé, avait retiré sa chemise et ses baskets. Cédric et Adrien se renseignaient sur son moral :

—  Ça va ? Ce n’était pas trop dur, hier ?

Voilà ce que j’aurais pu lui demander. Ça ne m’était même pas venu à l’idée. Quelle abrutie ! Il passa la main dans ses cheveux courts et s’écroula dans sa chaise en plastique. Puis il leur adressa un regard amer et un sourire dépité.

— Ah, non… l’ambiance était bonne ! C’est l’avantage quand on ne s’engueule pas… De toute façon, je ne pouvais rien faire pour la retenir. C’est comme ça, ça passera… Mais bon… j’espérais autre chose de ma vie… Vous avez de la chance, tous les deux, vous avez la recette pour rendre votre femme heureuse.

Il soupira en regardant au loin. Ce que je décidai de faire me demandait un effort surhumain, mais c’était un moyen de prouver que j’essayais.

— Marc, les interrompis-je en sortant de ma cachette pour les rejoindre. Il y a une salle de bains dans ma chambre, vas-y si tu veux.

— Tu es sûre ? Ça ne m’embête pas d’attendre.

— Tu serais con de t’en priver ! brailla Adrien.

— Si je te le dis, insistai-je.

Il avait intérêt à se décider vite fait, parce que je commençais déjà à regretter ma proposition. Et puis il fut trop tard, Marc sauta sur ses pieds, attrapa son sac de voyage et entra dans ma chambre par la porte-fenêtre.

— Merci ! me dit-il avant de disparaître au fond de la pièce.

— Tu mérites un p’tit verre pour ça, me complimenta Cédric.

Je saisis le verre de rosé et m’assis en sortant mon téléphone, encore une fois. Le réseau étant élevé, j’en profitai pour lire les flashs info. Plongée dans la lecture des nouvelles économiques — pas bien passionnantes au mois d’août —, je ne remarquai pas que la table était presque au complet jusqu’au moment où la voix de ma sœur me fit lever le nez de l’écran.

— Où est Marc ?

— Sous la douche, chez Yaël, lui annonça son mari.

— Quoi ?

Elle me regarda comme si un troisième œil avait poussé sur mon front. Je me retins de lui tirer la langue.

— Tu m’as demandé d’être gentille, non ?

Elle ne trouva rien à répondre.

Les deux jours suivants, je m’isolai sur la terrasse à demi allongée sur un transat, tournée vers les vignes, parfois à l’ombre du cyprès, supportant difficilement le mistral lorsqu’il se levait. Je pouvais malgré tout distinguer la piscine et ses occupants sur ma droite ; je les entendais, surtout. Je passais mes journées, là, à penser à mon travail, fixant la pelouse cramée par la chaleur et le soleil, ne lâchant pas une seule seconde mon téléphone, espérant encore et toujours une réponse, un appel de Bertrand. Je ne parlais aux autres que lorsqu’ils s’adressaient à moi, mes seules véritables compagnes étaient les cigales, dont le chant me tapait sur le système et me rendait nerveuse. Je me contentais du strict minimum pour ne pas contrarier ma sœur ; en aidant à la préparation des repas, en continuant à proposer ma salle de bains à Marc, et en ne portant que mes nouveaux vêtements. L’ennui me rongeait, j’avais les nerfs de plus en plus à fleur de peau, je ne dormais toujours pas, ou si peu, j’étais lucide sur mon état. Par moments, j’aurais voulu exploser, hurler, taper sur quelque chose, tout faire pour cracher ce poids qui m’envahissait, me dévorait de l’intérieur.

Ce soir-là, lorsque les enfants allèrent se coucher, je pris garde à leur souhaiter une bonne nuit. Et durant notre dîner, je fis attention à ne manger et boire que ce que mon estomac pouvait supporter, c’est-à-dire pas grand-chose, mais c’était toujours mieux que rien pour faire illusion. Les adultes parlaient des excursions que nous pourrions faire. Les filles voulaient aller à l’expo des Carrières de Lumières des Baux-de-Provence, les garçons avaient envie de faire les mines d’ocre, pour le plaisir de porter un casque de chantier. Évidemment, à part demander à quelqu’un de me passer le sel, je n’intervenais dans aucune discussion, ne voulant pas être davantage à côté de la plaque. Marc se débattait pour me faire entrer dans la conversation. Comme je ne répondais que par monosyllabes, il finit par lâcher l’affaire, sans pour autant cesser de me jeter des coups d’œil curieux et inquiets. La vibration inopinée et tant espérée de mon téléphone sur la table me fit sursauter et pousser un cri de joie. Et déclencha aussi sec un silence de cathédrale. Tous les regards se portèrent sur mon portable. Un mail ! Je venais de recevoir un mail ! La délivrance ! J’allais reprendre un train et ma vie !

— C’est quoi, ça ? me demanda Jeanne.

— Des nouvelles du boulot !

Mon cœur battait la chamade, j’avais un sourire démesuré aux lèvres, des frissons sur la peau, ma respiration s’accéléra. C’était tellement bon que je fis durer le plaisir. L’extase était à portée de main. Je pris tout mon temps. L’icône des mails portait enfin un chiffre. Je fermai les yeux, mon pouce effleura l’enveloppe. Puis mes paupières papillonnèrent. Et là, j’eus envie de vomir, de pleurer, de hurler, de frapper. C’était une réclame pour une vente privée. Je n’en recevais jamais, j’avais tout bloqué. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce mail sans intérêt avait-il réussi à se faufiler à travers une brèche alors que je n’avais toujours pas un mail de Bertrand ou d’un client ? J’allais devenir folle. Je serrai les mâchoires, ne voulant pas m’effondrer devant les autres.

— Quelque chose d’important ? s’inquiéta Marc.

Sa voix me parut venir de loin.

— Ce n’est rien, répondis-je sombrement. Excusez-moi, je vais me coucher.

Je débarrassai mon assiette aux trois quarts pleine et mes couverts, les déposai dans le lave-vaisselle et me barricadai dans ma chambre. Je dus pourtant affronter encore une fois leurs regards en fermant les volets donnant sur la terrasse, dans un concert de « bonne nuit ! ». J’étais tellement dépitée qu’il me manqua la force pour râler après Marc qui avait laissé traîner sa trousse de toilette dans ma salle de bains.

Je passai une partie de la nuit à ruminer, la tête enfoncée dans l’oreiller, et je dus réussir à somnoler une ou deux heures. À 5 h 30, n’en pouvant plus, je pris une douche. Une demi-heure plus tard, je m’installais sur la terrasse — il faisait déjà bon, limite chaud pour l’heure si matinale —, avec mon ordinateur portable, déterminée à écrire un mail suffisamment convaincant à Bertrand. Ça ne pouvait plus durer ainsi. Une fois les mains sur le clavier, j’eus l’impression d’avoir perdu tous mes neurones en l’espace de quelques jours ; je ne savais pas quoi lui dire, j’écrivis dix brouillons qui finirent tous dans la corbeille. J’allais perdre toutes mes facultés, à ce rythme-là. Définitivement, les vacances n’étaient pas pour moi ! La porte-fenêtre du séjour s’ouvrit sur Marc, ensommeillé.

— Je t’ai réveillé ? Excuse-moi.