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Je me détachai de lui, il me sourit et passa une main sur mes joues pour essuyer mes larmes.

— En voiture ?

Je hochai la tête, toujours incapable de parler.

— Je voulais aller passer la journée à L’Isle-sur-la-Sorgue. Dis-moi si tu préfères rentrer.

— On y va, lui répondis-je, la voix enrouée.

— C’est parti.

— 7 —

N’ayant plus l’heure sur moi, je n’avais aucune idée du temps qu’il fallut pour rejoindre L’Isle-sur-la-Sorgue. Je fixais la route à travers la vitre sans parler, respirant les effluves de moteur chaud et de cuir, avec l’impression d’être au ras du sol tant la Porsche était basse. Marc sut exactement où se garer. Il arrêta la voiture sur un parking, juste derrière le centre-ville. Docile, je le suivis, sans rien dire ni demander, supportant la chaleur écrasante sans me plaindre. Pour lui, l’incident semblait oublié. De mon côté, je restais abasourdie par mon comportement et celle que je venais de découvrir en moi. Qu’étais-je devenue ? Une femme insensible, irrationnelle, prête à nous foutre en l’air pour un téléphone, tout ça pour écrire un mail à son patron. La peur rétrospective de ce qui aurait pu nous arriver, et surtout arriver à Marc, par ma faute, me rongeait. Je n’avais envie que d’une chose : m’enterrer quelque part pour qu’on m’oublie.

— Café-croissants pour commencer ! m’annonça-t-il joyeusement.

Comment pouvait-il être comme ça avec moi, après ce que je venais de faire ? Il s’installa sur la première terrasse qui se présenta sur notre chemin, passa commande en se roulant une cigarette. Nous fûmes rapidement servis, je repoussai mon assiette avec le croissant. Pas faim.

— Je viens là une fois par an, m’apprit-il entre deux bouchées. À cette époque-là d’ailleurs…

— Ah bon ?

— Rappelle-moi, Yaël, c’est bien toi qui passais toutes tes vacances dans la région ? se moqua-t-il. On est chez les brocanteurs ici ! Et en ce moment, c’est la foire internationale.

— C’est vrai… mais si tu viens là tous les ans, tu n’as jamais eu envie de passer à la Petite Fleur ?

— Comment peux-tu me poser une telle question ?

— Excuse-moi.

— Arrête de t’excuser, espèce d’andouille. Tu as droit de la poser, cette question ! Je sais que tu ne me crois pas… mais je ne vous ai jamais oubliés.

— Ne reparlons pas de ça, Marc, s’il te plaît.

— Il le faudra bien pourtant. Mais OK, pas maintenant.

À son regard, je compris qu’il souhaitait faire table rase du passé. J’aurais voulu lui dire que je le croyais à cent pour cent, mais je n’arrivais pas à comprendre et admettre son silence radio depuis qu’il était revenu à Paris.

— On bouge ? me proposa-t-il.

— Si tu veux.

Il fouilla dans une de ses poches, y trouva des pièces qu’il laissa sur la table. Avant de me lever, je lui tendis mon assiette, il m’interrogea du regard, je lui fis un petit sourire, et il se chargea de croquer dans le croissant que j’avais laissé.

À partir de là, je ne fis que le suivre d’un antiquaire à l’autre, d’un stand à l’autre. Le centre-ville était transformé en place forte des antiquités et de la brocante. Il y en avait partout, une partie des rues était bloquée, Marc avait parlé de Foire internationale. Effectivement, c’était vraiment la foire ! Malgré le monde, il n’y avait pas trop de bruit, les exposants échangeaient entre eux silencieusement, les badauds chinaient sans lever la voix, certains s’émerveillant de leur trouvaille. Il faut dire qu’il y en avait pour tous les goûts, tant la diversité était hallucinante, ça allait du meuble de famille ancien — très, très ancien — au détournement de mobilier industriel, sans oublier les objets religieux ou les services entiers en porcelaine. Je vis même un portail en fer forgé à vendre sur le trottoir. Les professionnels côtoyaient les vendeurs occasionnels de vide-greniers, en parfaite harmonie et, semble-t-il, animés pour la même passion des vieilles choses. Souvent, Marc s’arrêtait et discutait : riant, blaguant avec ses confrères, les charriant, agitant ses mains dans tous les sens. Il slalomait au milieu du chaos de certaines boutiques, à son aise, comme chez lui. Pour moi, ce n’étaient que des vieilleries bonnes pour la déchetterie, pour lui, c’étaient des merveilles, qui méritaient dix vies. Quel intérêt à passer son existence au milieu de reliques poussiéreuses ? À l’instant où je me fis cette remarque, je pensai à ma propre vie : à mon travail, à mon téléphone disparu, aux conséquences et circonstances de cette disparition. Ma respiration s’accéléra, mon ventre et ma gorge se nouèrent.

—  Ça va ? me demanda Marc.

Je le cherchai du regard, il était apparu derrière une desserte.

— Oui, c’est bon.

Je me concentrai sur lui pour éviter de trop ruminer et tenter de faire passer la crise d’angoisse naissante. Toujours avec le même intérêt, il chinait sur le trottoir et entrait dans des boutiques de design et d’art contemporain, il passa d’un luminaire ultra-moderne et conceptuel à de vieilles bouteilles en verre provenant d’un troquet en Bourgogne avec la même excitation. Son regard s’attardait sur certaines découvertes ; comme à cet instant avec un meuble de pharmacie plus haut que lui, dont il caressa le bois, le laiton des poignées, avant de s’agenouiller et même de carrément s’allonger pour scruter le dessous et, j’imagine, les défauts potentiels. Puis il se remit debout, se gratta la tête et posa son regard sur moi, sans me voir, il réfléchissait. Je me retins de lui dire que ce truc énorme ne rentrerait jamais dans sa brocante. Et, comme à deux autres reprises, il négocia le prix ; alors le ton des paroles échangées baissait en intensité, les têtes se hochaient, les sourcils se fronçaient, des sourires forcés apparaissaient. Et de l’argent en liquide passait de main en main. Au bout d’un moment, il remit ses lunettes de soleil sur le nez en s’approchant de moi, une moue boudeuse aux lèvres.

— On s’en va. Si je continue, je vais claquer tout ce que j’ai dans les poches et pour les vacances !

— Utilise ta carte bleue.

— Je n’en ai pas !

— Quoi ? Mais dans quel monde vis-tu ?

— Je suis un vrai panier percé, je ne crois qu’aux billets.

— Tu veux dire que quand tu as besoin d’argent, tu vas à la banque pour retirer du liquide ?

Je n’en croyais pas mes oreilles, Marc était un ovni.

— Exactement.

— Comme les vieux, en fait ! Tu es un grand malade !

Il éclata de rire.

— J’ai même une réserve sous mon matelas ! Il serait temps de déjeuner, non ?

Sa question n’attendait pas de réponse, heureusement, parce qu’il aurait été déçu. Il ne pensait vraiment qu’à manger ! Il nous trouva rapidement une table — heureusement à l’ombre — en terrasse, Au Chineur, le long de la Sorgue. Décidément, il aimait les nappes rouges à carreaux blancs ! Mon coup d’œil sur la carte fut extrêmement bref, le sien aussi, puisqu’il fit signe à un serveur à l’instant où il comprit que j’étais prête. Il me laissa commencer.

— Un Perrier rondelle et… une salade verte.

— Pour moi, une pression et la pièce du boucher, s’il vous plaît, enchaîna Marc. Bleue, la cuisson.

Il me jeta un coup d’œil, et rappela le serveur.

— Ajoutez une assiette de frites.

Puis se tournant vers moi :

— J’espère que ça n’a pas été trop long pour toi, je n’ai pas vu le temps passer.

Il était incroyable. Il était en plein boulot, et il s’inquiétait de savoir comment j’allais. Quand je bossais, le reste n’existait pas !

— Non, c’était plutôt intéressant de te voir en action, lui répondis-je. Il y a un truc que je ne comprends pas, dans ta boutique, tu n’as que des meubles et des objets des années 50 à 70…