— Exact, me coupa-t-il, visiblement surpris par ma réflexion. Et…
— Le meuble de pharmacie de tout à l’heure, tu l’as acheté alors qu’il n’a rien à voir avec ce que tu vends.
— C’est vrai… ce n’est pas ce que je préfère, mais il est magnifique, il a un passé, ça se voit, ça se sent quand tu le caresses. Tu sais, c’est comme une peau qui raconte l’histoire de sa vie. C’est beau. Et j’ai des clients qui en cherchent un depuis longtemps, je l’ai réservé pour eux.
— Il est quand même en sale état, lui fis-je remarquer. Ça t’arrive de restaurer des trucs que tu trouves ?
— En général, je préfère les choses dans leur jus, mais parfois ça m’arrive de travailler dessus, de les arranger à ma sauce. C’est Abuelo qui m’a appris à le faire quand j’étais gosse. Quand je sens que des acheteurs sont un peu perdus, je leur file des conseils sur ce qu’ils peuvent en faire. Et des fois, je mets la main à la pâte, c’est plutôt sympa.
Il me fixa, l’air heureux.
— Tu ne t’es pas ennuyée ? Vraiment ? s’inquiéta-t-il encore une fois.
— Non. Et ça n’a pas été si long que ça, quelle heure est-il ? Je n’en ai aucune idée, sans mon…
— Il est presque 15 heures.
Je restai bête. C’était tout simplement inimaginable, j’aurais parié qu’il était à peine midi. En réalité, nous étions au cœur de l’après-midi. Ma journée n’était rythmée par rien, je me laissais porter par Marc, sans réfléchir.
— Alors ça fait quoi d’être sans horaire ? Ça fait du bien, non ?
Je le regardai étonnée, incapable de répondre à sa question.
— C’est étrange pour moi, murmurai-je.
Mon regard s’attarda sur son poignet.
— Tu dis ça, mais, toi, tu as une montre ! Et quelle montre !
Ses yeux brillèrent d’excitation.
— Tu vois, encore un truc de vieux !
Spontanément, j’attrapai son poignet par-dessus la table pour la voir de plus près : une Jaeger-LeCoultre.
— C’est une Memovox, m’apprit-il. Elle date de 1950.
— On ne s’en fait pas ! La Porsche, la Jaeger ! Ça rapporte, la brocante !
Il récupéra son bras, que je tenais toujours. Son visage se figea, visiblement ma remarque le choquait. Je venais de dire une grosse bêtise.
— Ce n’est pas son prix qui a de la valeur, mais plutôt son parcours et comment je l’ai eue.
Tout en sirotant sa bière, il me raconta l’histoire de sa montre. Son grand-père l’avait traquée pendant des années, c’était une des premières Memovox à remontage manuel, et il avait fini par l’obtenir. Petit garçon, Marc était obsédé par le poignet d’Abuelo, la seule fois où il s’était pris « une trempe », c’était parce qu’il avait osé y toucher. Cet événement signa le début de son apprentissage du respect des belles choses. Abuelo commença après ça à le traîner de brocante en brocante ou au marché aux puces de Saint-Ouen, quand ses parents et lui venaient en week-end à Paris. D’où le « chasseur de trésors », les puces étaient leur terrain de jeu, ils s’y lançaient des défis. C’était comme ça qu’il lui avait transmis sa passion. À son retour de voyage, il avait trouvé la Memovox sur la table de nuit de sa chambre.
— Depuis, elle ne quitte plus mon bras, finit-il.
— Elle fonctionne toujours, après ton bain forcé ?
— J’ai eu un trait de génie. Quand j’ai vu Adrien et Cédric foncer sur la voiture, je l’ai retirée et rangée dans la boîte à gants ! Abuelo me tuerait si elle disparaissait !
— Tu le vivrais très mal aussi ?
— Oui, je crois que c’est la chose à laquelle je tiens le plus.
Il la remonta.
— Il y a plus pratique quand même ! lui fis-je remarquer.
— On s’en moque, c’est ce qui la rend encore plus belle.
Marc était complètement détaché du pratique, la seule chose qui comptait pour lui était la dimension affective et sentimentale des choses. Ça me semblait complètement ahurissant et si éloigné de ce que je vivais au quotidien… Le serveur nous interrompit en apportant nos plats. Dès qu’il eut disparu, Marc prit l’assiette de frites et me la tendit.
— Je n’ai pas commandé ça.
— C’est pour toi, me dit-il le sourire aux lèvres.
— Je n’ai pas faim, n’insiste pas.
Il poussa malgré tout l’assiette devant moi. Je la repoussai vers lui. Il la retint. Nous nous défiâmes du regard.
— Tu crois que je n’ai rien vu ! Tu n’as rien mangé hier soir, tu n’as rien mangé ce matin. Et ce n’est pas ta salade qui va te nourrir. Mange une frite, tu as de la marge, si tu as peur de grossir.
Mes épaules s’affaissèrent. J’en avais marre de me justifier pour tout.
— Ce n’est pas ça, le problème. Plus rien ne passe depuis plus d’une semaine.
— Une semaine, ne te moque pas de moi ! Je ne t’ai pas vue manger une seule fois normalement. Tu sais ce qu’on dit : l’appétit vient en mangeant. Essaie de te forcer, tu…
— OK ! C’est bon ! Lâche-moi.
J’attrapai une frite et mordis dedans pour qu’il arrête de m’enquiquiner avec ça. J’étais strictement incapable de me souvenir de la dernière fois que j’avais eu ce goût de friture, croustillante, salée, dans la bouche. Contrairement à ce que je pensais, c’était bon, et ça ne m’écœura pas immédiatement. Depuis combien de temps je n’avais pas eu de plaisir à manger, ou à me mettre à table, tout simplement ? Je croisai le regard satisfait et rieur de Marc sur moi, j’esquissai un petit sourire.
— Qui avait raison ?
— Je vais peut-être en manger deux ou trois, mais pas plus.
— C’est mieux que rien ! Compte sur moi pour te surveiller les prochains jours.
Je fus repue après trois feuilles de salade et quatre frites. Marc ne me fit aucune remarque et poursuivit son repas. Il finit son assiette et picora dans mes restes, je me demandais où il mettait tout ça, lui qui avait la même allure qu’il y a dix ans. Il tint à payer la note, ce qui me fit réaliser qu’il ne m’avait pas laissé la possibilité d’emporter mon portefeuille ce matin. En même temps, je n’imaginais pas partir pour la journée, et encore moins pour une journée perturbante à ce point. Il fut l’heure de reprendre la route. En regagnant le parking, j’aperçus une boutique de téléphonie mobile, Marc s’en rendit compte.
— Je vais trouver une banque pour t’en racheter un.
— Non ! Déjà, il est inconcevable que tu paies pour ma connerie. De toute façon, je n’ai ni mes papiers, ni ma carte bleue.
— Raison de plus !
— J’ai dit non, Marc. Et puis… je me dis que je pourrais peut-être essayer de tenir jusqu’à demain… j’ai bien survécu depuis ce matin… Je me connecterai à internet en empruntant celui d’Alice, dès qu’on sera rentrés.
— C’est toi qui choisis.
En grimpant dans la Porsche, la chaleur étouffante me permit de passer à autre chose le temps de quelques minutes.
— J’imagine que ta voiture aussi est trop ancienne pour avoir la clim’ !
— Figure-toi que tu te trompes ! Certes, c’est une vieille dame, mais elle a une des toutes premières clim’ ! Abuelo l’a achetée en 1990. Je m’en souviens comme si c’était hier.
— Raconte, lui demandai-je, cherchant par tous les moyens à oublier mon téléphone.
Je devais aussi reconnaître que ça me détendait quand il racontait les histoires de son grand-père.
— Quand il s’est retrouvé veuf, il a observé un deuil d’un an, on se serait cru au XIXe siècle. Ses origines latines avaient dû se réveiller. Et puis la date anniversaire passée, il est redevenu lui-même, en pire ! Tant que ma grand-mère était en vie, elle le canalisait, alors il se restreignait. Après il a flambé. Un jour, j’avais onze ans, il est passé me récupérer chez mes parents, et m’a embarqué avec lui dans une concession Porsche. Ce jour-là, ça a aussi été une étape de ma formation. Pour lui, ces voitures sont synonymes de travail bien fait, de respect des belles matières, de quelque chose de sobre, pur, racé. Enfin bref… Imagine ma tête de gosse au milieu de toutes ces bagnoles, il me vendait du rêve en boîte. On y a passé un après-midi entier, il paraît que je suis resté la bouche grande ouverte tout le temps que ça a duré.