Il éclata de rire.
— Il n’y a rien de pire qu’un feignant qui se met au boulot ! C’est bien pour ça que je n’ai jamais essayé ! Je serais trop bon !
Sa blague nous fit rire quelques secondes, puis il redevint sérieux :
— Mais Yaël, il y a quelque chose que je ne comprends pas.
— Je t’écoute.
Il planta ses yeux dans les miens.
— Je me répète, mais tu n’étais pas comme ça, avant. Je veux dire, on n’entendait que toi, t’étais grande gueule, tu riais tout le temps, tu prenais tout à la légère… et aujourd’hui, tu te caches, tu fais tout pour qu’on t’oublie dans un petit coin… J’ai l’impression que tu as peur de tout.
Était-ce vraiment l’image qu’il avait de moi ? Je fuis son regard. La fille dont il me parlait était désormais une étrangère pour moi. Comme si j’avais occulté celle que j’avais pu être dans une autre vie.
— Je n’allais pas rester une éternelle étudiante, Marc, lui répondis-je, un demi-sourire aux lèvres. Je suis devenue adulte, ce n’est peut-être pas plus compliqué que ça…
— Si tu le dis… mais tu es obligée de tout sacrifier pour avoir ça, ton job ?
— J’ai pris ce tournant, sans m’en rendre compte. Ça me plaît… je me suis prise au jeu… J’adore mon boulot. J’aime être pressée, overbookée, demandée, connectée… ça me permet de respirer.
— Pourquoi tu as besoin de ça ? De courir tout le temps ? Tu fuis quoi ?
Je grattai un peu de mousse séchée sur la pierre.
— Rien… je ne fuis rien… Et tu sais, mon patron réfléchit à me proposer de m’associer à lui.
— Si je comprends bien, c’est toute ta vie ?
— Peut-être… En réalité, je n’ai que ça… je ne sais plus, en fait… si je n’ai plus mon job, je m’effondre, je crois… je suis un peu perdue, là.
La véracité de mes propos me frappa, je ne savais plus… En repensant à ce que m’avait dit Alice quelques jours plus tôt et à ce que j’avais fait le matin même à cause de mon téléphone, je commençais à me dire qu’il fallait peut-être revoir deux, trois choses dans ma vie. Mais lesquelles ? Comment ? N’existerais-je qu’à travers mon travail ? Je n’avais jamais voulu écouter les autres, leurs interrogations, leurs avis sur ma vie. Ça faisait tellement longtemps que je me coltinais leur discours… Je m’étais fermée à tout ce qui pouvait mettre en péril mon équilibre, qui me semblait bien fragile d’un coup. Marc, lui, d’une certaine façon, ne me connaissait plus, et en si peu de temps il allait bien au-delà de ce que ma sœur et mes amis me serinaient. Auraient-ils tous à leur manière vu juste sur moi et sur ce que je ne voyais pas de ma vie ? Je me sentis lasse tout d’un coup, fatiguée à l’avance par ces questions que je devrais me poser un jour ou l’autre.
— Et toi alors, Marc ?
— Moi… je ne cours après rien.
Il fixa le ciel quelques instants, et soupira.
— Je sais ce que je veux et, à partir de là, tout va bien. Peu importe, finalement, que j’obtienne ce que j’attends de la vie ou non. Le principal, c’est que je garde ma ligne de conduite, toujours droit dans mes bottes. On ne peut pas savoir ce qui nous va tomber dessus du jour au lendemain. Ces dix dernières années en sont la preuve. Je suis en accord avec moi-même et c’est ce qui compte.
Il riva son regard au mien.
— Il n’y a pas eu un jour où je n’ai pas pensé à vous…
J’ouvris la bouche, prête à lui couper la parole. Il anticipa et leva la main pour me faire taire.
— Laisse-moi finir, s’il te plaît.
Je hochai la tête en soupirant.
— Merci, me dit-il en m’adressant un sourire en coin. Je sais, je n’ai rien fait pour vous retrouver… parce que je suis parti du principe que j’avais fait une connerie, peut-être une des plus belles de ma vie, en vous abandonnant comme ça. Il ne me restait plus qu’une chose à faire, assumer le fait que je vous avais perdus par ma faute… et c’est ce que j’ai fait. Ça peut te paraître étrange, bête, mais je suis comme ça. J’ai toujours su que je vous avais fait du mal et j’en ai encore plus conscience depuis le jour où tu as débarqué à la brocante et où tu m’as sorti mes quatre vérités. Je ne me le pardonnerai jamais. Si vous m’aviez oublié, complètement et définitivement, j’aurais eu ce que je méritais. Jamais je ne t’en aurais voulu, si tu ne m’avais pas rappelé.
Son regard, l’expression de son visage étaient criants de sincérité. Il était en train de me dire qu’il n’avait jamais tiré un trait sur nous, mais qu’il se punissait lui-même pour ses erreurs passées.
— Renouer avec vous était un rêve que je ne me serais jamais permis de provoquer. Et pourtant, regarde-nous aujourd’hui. C’est pour ça qu’à mon sens, ça ne sert à rien d’anticiper. Je me laisse porter par la vie, car tout peut arriver. C’est ce que j’ai appris avec le temps. Regarde, quand on était étudiants, s’il y en avait bien un qui n’était pas censé bourlinguer pendant des années, c’est bien moi, je n’étais pas vraiment un aventurier… et pourtant je l’ai fait. Inconsciemment, je fuyais certainement l’héritage d’Abuelo, par trouille. C’est pour ça que vous ne connaissiez pas la brocante, que je n’en parlais pas à l’époque. Et tu vois, ça a fini par me claquer à la gueule. Aujourd’hui, c’est moi qui tiens sa brocante, parce que je le veux. J’en suis le plus heureux des hommes.
Il avait l’air tellement en paix. Le regard lucide qu’il portait sur sa vie témoignait d’une maturité impressionnante. Marc était devenu un homme intègre avec lui-même, qui inspirait la confiance, qui rassurait. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il devienne si fort.
— Attention, Yaël, je ne dis pas que c’est la solution à tout. Ça te fait faire des conneries de ne rien anticiper parfois.
— Pourquoi dis-tu ça ?
Il eut un petit sourire triste et jeta un coup d’œil au loin.
— Mon divorce… ça ne faisait pas vraiment partie de mes projets ni de mes aspirations…
— Que s’est-il passé ?
— C’est assez simple. Je n’ai pas voulu voir le coup venir. J’ai fermé les yeux sur l’état de notre vie de couple, on prenait deux chemins différents, mais je ne voulais pas y croire. Au bout du compte, il ne devait plus y avoir grand-chose entre nous… Je suis si bien posé, à la brocante. Je parlais régulièrement à Juliette de l’idée de fonder une famille. Je veux des enfants, ça peut paraître con, mais c’est comme ça. Avec elle, ça aurait suffi à mon bonheur. Sauf que c’est une femme qui a la bougeotte, une routarde qui ne tient pas en place, je l’ai pourtant toujours su… Elle est restée cinq ans à Paris, ce qui est un record, pour me faire plaisir, je pense… Un soir, en rentrant chez nous, j’ai vu son sac à dos dans l’entrée… elle m’a avoué ce qu’elle avait sur le cœur depuis des mois, je ne lui suffisais plus, je n’avais pas su lui donner envie de rester avec moi, elle n’en pouvait plus de la vie que je lui proposais… c’était déjà trop tard, je n’avais plus rien à faire, alors, on s’est dit au revoir et souhaité bonne route… Elle a fait un saut en France cette semaine, pour le divorce… ça m’a fait drôle de voir qu’elle est bien plus heureuse sans moi qu’avec moi.
Il encaissait ça avec calme et recul. J’étais admirative, il me scotchait. Admirative aussi de sa façon spontanée de se livrer sans s’épargner, en reconnaissant ses torts.
— Et comment tu le vis ?
— Pas terrible, au début… beaucoup mieux depuis que tu es tombée du ciel, et que vous faites tous à nouveau partie de ma vie.
Il me fit un grand sourire et se leva en enjambant le muret.