— Je monte en tête, toute seule, sinon vous allez me la réveiller.
Aucun de nous cinq ne moufta. Elle disparut.
— On prend l’escalier, proposa Cédric.
La montée jusqu’au quatrième fut mouvementée, tout le monde rata au moins une fois la marche et se mangea le mur.
La soirée se poursuivit dans le séjour de leur minuscule deux-pièces, jusqu’au petit matin, Emma dormant du sommeil du juste dans la chambre. Ce fut Alice qui lança le signal de départ :
— On y va, miaula-t-elle en se collant à Cédric. Je n’en peux plus.
— Moi aussi, je veux dormir, ajouta Jeanne. En plus, on doit être en forme pour le relooking de Yaël.
— Oh non, ne gâchez pas la fête avec ce truc ! les suppliai-je.
— Je te ramène jusqu’à chez toi, me proposa Marc. Je prendrai le métro après.
— Si tu veux.
Il se leva d’un bond et entraîna tout le monde à sa suite, même si plus personne ne marchait droit. Adrien retomba directement sur le canapé, plié de rire. Marc le souleva et lui donna une accolade pour lui dire au revoir. Puis il s’approcha de Jeanne, qui jetait un coup d’œil à sa fille par l’entrebâillement de la porte de la chambre. Il la prit par l’épaule, en lançant un regard lui aussi dans la pièce, avant de lui claquer une grosse bise sur la joue. Ce qui fit rire tout le monde ; Marc, dès qu’il avait bu un petit coup de trop, devenait plus tactile. Il secoua la tête devant nos moqueries et dévala l’escalier en premier. Alice, Cédric et moi prîmes notre temps pour descendre à notre tour. Nos tourtereaux se soutenaient, le retour allait être épique, heureusement qu’ils n’habitaient qu’à trois rues de là. On retrouva Marc sur le trottoir, une roulée aux lèvres. Il serra contre lui ma sœur et son chéri. Après plusieurs secondes où il ne les lâchait toujours pas, je tirai sur son bras.
— Marc, c’est bon ! Tu les revois demain ! Laisse-les rentrer chez eux !
— Bonne route, leur dit-il en les fixant.
— On devrait s’en sortir, lui répondit Cédric. Je t’appelle dans la journée. Salut !
Le trajet n’était pas bien long jusqu’à chez moi, j’habitais une chambre de bonne dans un immeuble, rue de la Roquette, pas loin du métro Voltaire. Les rues se réveillaient tranquillement, en longeant la boulangerie, l’odeur de croissants et de pain chaud titilla mes papilles et me déclencha une série de gargouillis dans le ventre.
— C’était cool, me dit Marc en rompant le silence après plusieurs minutes de marche.
— Je remettrais bien ça ce soir ! Ça te dit ? lui proposai-je en lui donnant un petit coup de coude dans les côtes.
Il haussa les épaules.
— Quand je pense que tu as décroché un travail ! C’est la meilleure, celle-là.
— Qui te dit que je vais passer la période d’essai ! On en reparle dans trois mois !
Il me lança un coup d’œil indéchiffrable. Puis, tout en marchant, il se roula une nouvelle cigarette, sur laquelle il pompa comme un forcené dès qu’elle fut allumée. Nous n’échangeâmes plus un mot à partir de là.
— Te voilà arrivée à bon port.
Je levai les yeux vers lui, nous nous regardâmes de longues secondes. J’eus le sentiment qu’il essayait de me dire plein de choses mais qu’il n’osait pas.
— Tu montes prendre un café chez moi ? lui proposai-je en tirant sur sa veste en velours. Et puis je te filerai ton billet pour le concert de Ben Harper, mardi prochain.
— Oh… oui, c’est vrai, le concert…
— Tu as oublié ? lui demandai-je en boudant.
Son regard me sembla tourmenté, un bref instant. Puis, il me sourit.
— Non… mais garde mon billet, je serais capable de le perdre !
Je ris, détendue, puis je lui attrapai le bras pour l’entraîner vers la porte de l’immeuble. Je sentis une résistance.
— Faut que j’y aille, m’annonça-t-il. Ne ris pas, mais j’ai promis à mon grand-père de prendre le petit-déj’ avec lui.
J’éclatai de rire. Il était vraiment unique, avec son ancêtre, c’était son héros, et je trouvais ça génial. J’aimerais bien mieux le connaître, son Abuelo. Marc balança son mégot sur le trottoir et me prit dans ses bras, moi aussi, j’avais droit à mon câlin de fin de soirée, sauf que c’était un peu plus que les autres, il me serra contre lui, fort, le visage dans mon cou.
— Fais attention à toi, Yaël, murmura-t-il.
— Je n’ai que six étages à monter, lui répondis-je tout aussi bas. Si tu veux t’assurer qu’il ne m’arrive rien, ma proposition de monter tient toujours, je peux appeler ton grand-père pour demander l’autorisation…
— Ne me tente pas… pas aujourd’hui…
Je ris, toujours collée contre lui. Puis il embrassa ma joue, me lâcha, et recula de quelques pas.
— Tu me tiens au courant pour ce soir, lui dis-je.
— Va dormir !
Il me regarda avec insistance, me sourit en soupirant et tourna les talons. Je montai mes six étages, tout heureuse. Je m’écroulai sur mon lit habillée, et m’endormis sitôt la tête posée sur l’oreiller.
— 2 —
Le couloir moquetté possédait un avantage ; en étouffant le bruit de mes talons tandis que je faisais les cent pas, la migraine provoquée par ma sœur ne s’aggravait pas. Je lui répondais par monosyllabes, pour économiser mon énergie, alors qu’elle continuait à piailler, refusant visiblement de prendre en considération le temps qu’elle me bouffait. J’étais attendue en réunion, et Alice, ne comprenant pas que je puisse encore travailler à 19 h 30, me tenait le crachoir depuis cinq minutes, et insistait lourdement pour que je vienne chez elle. Impossible de m’en dépêtrer !
— Yaël, je t’en prie, viens dîner à la maison, les enfants te réclament. Ça fait des semaines qu’on ne t’a pas vue.
Je levai les yeux au ciel en serrant les dents.
— Combien de fois va-t-il falloir que je te l’explique ? J’ai du…
— Travail, me coupa-t-elle, exaspérée. Oui, je sais ! Tu n’as que ce mot-là à la bouche !
Première nouvelle. Si elle avait vraiment su, elle ne m’aurait pas appelée pour me parler de ses gosses ! Je cessai de marcher et serrai le poing.
— Exactement, et là, tu me mets en retard ! Je suis attendue. À plus tard.
J’appuyai sur mon oreillette sans lui laisser le temps d’en placer une. J’inspirai profondément pour me calmer et chercher la concentration dont j’avais besoin. Une fois mon rythme cardiaque un minimum apaisé, je me dirigeai vers la salle de réunion et poussai la porte, l’air le plus neutre possible.
— Désolée, j’étais retenue.
Ils me répondirent d’un signe de tête tandis que je rejoignais ma place auprès de l’heureux futur acquéreur britannique d’une quelconque usine perdue en campagne. Ses avocats français, comme lui, jubilaient du plumage en règle qu’ils faisaient subir à son futur ex-propriétaire. Cela ne me concernait pas. Je pris place à sa gauche, légèrement en retrait, en croisant les jambes, et me penchai pour être au plus près de son visage. À partir de là, les paroles des avocats des deux parties pénétrèrent mes oreilles en français pour ressortir de ma bouche en anglais, en de légers chuchotis. À vrai dire, je n’avais aucune idée de ce que je racontais, le sens était secondaire pour moi, ma mission était de transmettre l’information et uniquement ça. Peu importaient la situation et l’enjeu, je devais être capable de traduire quelles que soient les affaires pour lesquelles l’agence était sollicitée.
Deux heures plus tard, les contrats étaient paraphés et signés. Des sourires fatigués, mais soulagés et satisfaits, fleurissaient sur tous les visages autour de moi. J’avais la tête farcie, je dus pourtant les accompagner jusqu’au bar de l’hôtel où la négociation avait eu lieu pour trinquer à leur réussite. Lorsqu’un des avocats me tendit une coupe de champagne avec un clin d’œil aguicheur, je lui jetai mon regard le plus froid ; j’étais là uniquement pour travailler. Et il croyait quoi, celui-là ? Je n’étais pas à vendre. Sous prétexte que nous passions plusieurs heures autour d’une table, certains partaient du principe que la prestation d’interprète incluait la gâterie. Pauvre mec ! Ma journée touchait à son terme, ils étaient désormais capables de communiquer sans mes compétences ; tous parlaient un anglais suffisant pour se congratuler mutuellement d’avoir fait une bonne affaire. Je trempai mes lèvres dans le champagne par pure politesse, demandai au barman de m’appeler un taxi et, tout en abandonnant ma coupe, me tournai vers ce groupe d’hommes contents d’eux-mêmes. Je serrai leurs mains et pris la direction de la sortie. Sean, le client britannique, me rattrapa alors que je franchissais le tourniquet de l’hôtel. J’expirai un long soupir avant de lui faire face. Comme d’habitude, je restais professionnelle jusqu’au bout.