— Évite de finir à l’eau, lui murmurai-je en me relevant légèrement pour poser mon verre sur la table basse en plastique.
Ma pseudo-tentative de prise de distance échoua, je me remis tout aussi près de lui. Que me prenait-il ?
— Pourquoi ? m’interrogea-t-il.
Sans mesurer ni calculer mon geste, je lui attrapai le poignet, il se laissa faire, et sa main reposa sur la mienne. Il se décala imperceptiblement, en prenant appui derrière mon dos avec son bras droit, mon épaule calée au creux de la sienne.
— Tu as oublié d’enlever ta montre.
Mes doigts caressèrent le cadran, le cuir du bracelet. Puis je me décidai à la lui retirer ; retournant son poignet, je détachai la boucle.
— Je me demande bien où j’ai la tête, chuchota-t-il.
Nos regards s’accrochèrent ; je déglutis, mon ventre se contracta. D’accord, ça faisait plusieurs mois que je n’avais pas eu d’aventure d’un soir, mais quand même… je ne maîtrisais plus rien.
— Yaël !
— Oui, Cédric… murmurai-je sans quitter Marc des yeux ni bouger.
Impossible de lutter contre ce qui se passait dans mon corps. Sa pomme d’Adam tressaillit. Nos mains restaient l’une contre l’autre, alors que sa montre n’était plus à son poignet, mais au creux de ma paume.
— Yaël ! Téléphone !
Mon esprit mit quelques fractions de seconde à saisir le sens de la phrase de mon beau-frère. Téléphone. Ça ne pouvait être que le fixe de la maison. Je n’eus pas le temps de réagir qu’il poursuivit :
— Yaël ! Téléphone ! C’est ton patron !
Toutes les conversations autour de nous cessèrent. Je m’éloignai de Marc brusquement et me levai d’un bond, sans me préoccuper des remarques des uns et des autres. Malgré tout, je notai que le seul silencieux était Marc. Je ne voyais plus rien autour de moi. Mon but : l’entrée de la maison. Cédric avait posé le combiné sur la console. Avant de le prendre, je l’entendis au loin interdire à quiconque de venir me déranger. Je soupirai et collai le téléphone à mon oreille.
— Bonjour, Bertrand.
— Yaël ! Comment vas-tu ? Es-tu reposée ?
— Je vais très bien, je vous remercie.
— Tu profites de tes vacances à ce que je vois ! C’est une bonne chose. Tu as même éteint ton téléphone !
— En réalité, il est cassé.
— Ce n’est pas bien grave, le principal est que j’ai réussi à te joindre. Je t’ai réservé un billet de train à 15 heures aujourd’hui, rejoins-moi à l’agence dès ton arrivée.
— Entendu.
Il me donna le numéro de réservation, que je notai sur un bout de papier qui traînait.
— À tout à l’heure, me dit-il.
Il raccrocha. Je restai de longues secondes, figée, le combiné encore en main. Cédric me sortit de ma catatonie.
— Que se passe-t-il ?
J’eus l’impression d’atterrir, j’étais en maillot de bain, et le travail reprenait.
— Quelle heure est-il ?
— 13 heures.
— Je rentre à Paris, Bertrand a besoin de moi à l’agence. Le train est à 15 heures.
Il me fit un gentil sourire.
— Va vite te préparer, je vais prévenir les autres.
— Merci.
Je traversai la maison pour rejoindre ma chambre, tout en réalisant que j’avais encore la montre à la main, je la posai délicatement sur ma table de nuit. Puis j’ouvris ma valise sur le lit et y fourrai mes vêtements n’importe comment, sans réfléchir. Au loin, j’entendis les cris de ma sœur, les pleurs des enfants, les jurons d’Adrien. Et puis, brusquement, le silence revint. Je m’apprêtai à aller prendre une douche quand la silhouette de Marc se dessina dans l’encadrement de la porte-fenêtre, tenant mon ordinateur à la main. Il venait de piquer une tête, son torse était constellé de gouttes d’eau.
— Je me suis dit que tu en aurais besoin, se contenta-t-il de me dire en le déposant sur mon lit.
— Merci. Attends.
Je récupérai sa montre et la lui tendis, nos doigts s’effleurèrent lorsqu’il s’en saisit.
— Cédric voulait t’emmener à la gare, m’annonça-t-il. Mais je m’en charge. On part dès que tu es prête.
— Marc, le rappelai-je alors qu’il s’apprêtait à s’éloigner. Prends ma chambre à partir de maintenant.
Il ne me répondit rien et me laissa seule. Il me fallut peu de temps pour me doucher, me sécher les cheveux, les tirer en queue-de-cheval et m’habiller. Je pris quelques secondes pour me détailler dans le miroir ; je remplissais à nouveau ma jupe, et ça m’allait. Sinon, mis à part le bronzage, j’étais la même qu’à mon arrivée : stricte, sérieuse, professionnelle, mais je me trouvais belle. Voilà bien longtemps que je ne l’avais pas pensé, comme si quelque chose avait changé dans mon regard, une petite étincelle en plus. J’inspirai profondément et sortis sur la terrasse, la valise à la main, perchée sur mes Louboutin, où un comité d’accueil m’attendait autour de la table du déjeuner déjà mise et prête. Tout le monde se figea et m’observa sans dire un mot. Marc arriva de son côté, en jean et polo noir, il marqua un temps d’arrêt lui aussi, en me scrutant d’un air impénétrable. Puis il secoua la tête et vint me prendre mon bagage des mains. Sans un mot, il disparut derrière la maison en direction de sa voiture.
— Ça y est, tu as remis ton uniforme, dit Jeanne, tristement.
Puis elle tapa dans ses mains pour se ressaisir.
— Vous allez avaler un morceau avant de partir, proposa-t-elle.
— On n’a pas le temps, lui répondis-je, sincèrement triste.
Je piquai du nez, fuyant le regard embué de ma sœur.
— Pardon de vous laisser comme ça… Je vous dois un dîner chez moi, leur dis-je. Tu as gagné, Adrien.
— J’aurais préféré perdre.
— Yaël, m’appela Marc. On y va ?
— Oui… Bon… bah… continuez à bien profiter.
Je m’approchai d’eux, prête à démarrer le tour des bises d’au revoir.
— On t’accompagne à la voiture, décréta Alice.
Elle vint me prendre par les épaules et marcha, la tête collée à la mienne.
— Tu ne vas pas oublier qu’il y a une vie en dehors du travail ?
— Je vais essayer…
Je ne dis plus un mot en les embrassant les uns après les autres avant de monter dans la Porsche. Marc, déjà derrière le volant, démarra aussitôt à mon grand soulagement. Dès que nous fûmes sortis de Lourmarin, il poussa l’accélérateur et fit ronfler le moteur ; nous n’avions aucune marge. Sa conduite n’avait plus rien de souple, elle était sportive, saccadée, nerveuse, même. J’aurais dû être pleinement satisfaite et heureuse de cet appel de Bertrand. Pourtant, le chagrin m’envahissait maintenant que j’avais tourné le dos à la Petite Fleur ; je n’avais pas eu le temps de repasser dans la grange, ni de changer le vernis des filles, ni d’apprendre à Marius à faire la planche, ni d’offrir les bijoux à Alice et Jeanne. Ni de comprendre ce qui s’était passé avec Marc. Au bout du compte, rien de spécial. Il fixait la route à travers ses Persol, le visage fermé et concentré, une main sur le volant, l’autre sur le levier de vitesses, près de ma cuisse, qu’il effleurait à chaque changement. C’était bien ce que je pensais, rien de spécial.
Les kilomètres défilaient, les minutes s’égrainaient et nous restions silencieux. Marc jetait de fréquents coups d’œil à sa montre, ce qui avait le don de me mettre davantage sur les nerfs.
— Tu crois que je vais l’avoir ? finis-je par lui demander.
— Tu vas grimper dans ce train, si c’est ce que tu veux.
Il retourna à sa conduite en accélérant. Lorsque nous nous approchâmes de la gare, je le guidai, tout en retirant mes chaussures.