— Que fais-tu ?
— Je ne vais pas pouvoir courir avec ça aux pieds.
— Ton billet ?
— Pas le temps.
Marc serra le frein à main à 14 h 55, sur une place de parking qui n’en était pas une. Il sortit de la voiture en premier, se précipitant à l’avant pour récupérer ma valise. De mon côté, sac sur l’épaule et Louboutin à la main, je m’extirpai de la Porsche, Marc attrapa ma main libre en m’entraînant vers la gare en courant. Il bouscula plus d’un passager en traversant le hall, je m’agrippai à lui de toutes mes forces dans l’escalier menant au quai. Le TGV était là, les contrôleurs prêts à donner le signal de départ, Marc nous dirigea vers la voiture la plus proche, posa ma valise à l’entrée du wagon et se décala pour me laisser passer. Face à lui, la main toujours dans la sienne, mes yeux rivés aux siens, je m’approchai et déposai mes lèvres sur sa joue, mon ventre vibra des mêmes contractions qu’une heure plus tôt. Le coup de sifflet retentit et nous éloigna l’un de l’autre. Je fis un pas en arrière en grimpant sur le marchepied. La sonnerie de la porte obligea nos mains à se lâcher, alors que nos regards, eux, ne se lâchaient pas.
— On se voit à Paris, me dit-il.
La porte se ferma. Marc recula de deux pas, le train s’ébranla et quitta le quai. J’eus beau me pencher contre la vitre, la gare devint très rapidement un petit point au loin, les personnes restées sur le quai disparurent. Mes épaules s’affaissèrent, mon corps se relâcha, mes chaussures tombèrent par terre, ce qui me tira de ma torpeur. Façon de parler, puisque je me contentai de les récupérer et de me traîner jusqu’aux marches de l’escalier menant à l’étage du TGV pour m’y écrouler. Que m’étais-je dit dans la voiture ? Rien de spécial. En étais-je toujours aussi certaine ? Je regardai ma main, celle qui avait été dans la sienne, je pouvais encore sentir sa chaleur sur ma peau, tout comme mes lèvres marquées par le picotement de sa joue mal rasée. Il fallait que ça arrive alors que Bertrand me rappelait à Paris, je ne pouvais pas me permettre d’être ailleurs, me retournant le cerveau pour saisir la portée de ces dernières heures. Exit Marc, ses mains, le creux de son épaule, sa peau… Je rechaussai mes stilettos, inspirai profondément, et partis en quête des contrôleurs pour régulariser ma situation.
— 8 —
À 18 h 45, je franchis le seuil de l’agence, ma valise à la main. Le calme le plus parfait y régnait, tout le monde était déjà parti, après tout, nous étions vendredi soir et au mois d’août. Me retrouver là après mes deux semaines de vacances me remplissait d’excitation. Je suis dans la place ! J’aperçus Bertrand derrière le mur vitré de son bureau, il était au téléphone et me fit signe de patienter. J’en profitai pour retrouver mon bureau et allumer mon ordinateur ; enfin découvrir ce qui m’attendait sur ma boîte mail. Et là : douche froide. Pas un mail. Rien. Pourquoi m’avoir demandé de revenir dans ce cas ? Mon attitude au téléphone n’avait pas dû arranger les choses, je ne lui avais posé aucune question au sujet de l’urgence. Après tout, qui m’avait dit qu’il y en avait une ? Personne à part moi. Je refusais d’imaginer que ma situation se soit aggravée pendant mon séjour dans le Luberon. Je me forçai à respirer calmement. Mon palpitant s’affolait. Pas de panique ! Pas encore ! Pas déjà ! Hors de question de perdre si rapidement le bénéfice des vacances ! Mais mon Dieu que c’était dur !
— Yaël !
Je sursautai, noyée dans mes craintes de licenciement. Je bondis du fauteuil en lui tendant la main.
— Bonjour, Bertrand.
— Viens dans mon bureau.
Je le suivis et retrouvai le capharnaüm de son antre, me souvenant avec horreur de la dernière fois où je m’y étais trouvée.
— Tu as une mine resplendissante, me dit-il une fois assis.
— Merci.
— Je m’absente une dizaine de jours, je te confie les clés de la boutique. Tu es maître à bord.
Je n’étais pas certaine de tout saisir. Pourtant, en l’écoutant m’expliquer de quelle manière il s’était organisé une tournée de rendez-vous avec nos principaux clients américains, je dus me rendre à l’évidence : il me laissait les pleins pouvoirs durant son absence. J’avais le week-end pour me mettre à jour sur les dossiers en cours et être prête à prendre le relais dès lundi matin au retour de mes collègues. Un clignotant s’alluma dans mon esprit : l’association n’était pas oubliée, Bertrand me faisait passer un test de résistance à la pression.
— Rentre chez toi, maintenant. Tu vas avoir besoin de toute ta niaque !
Je me levai, il fit de même pour me raccompagner. En passant devant mon bureau, il ouvrit un tiroir et me tendit une boîte contenant un iPhone 6 flambant neuf.
— J’ai cru comprendre que tu avais eu un souci de téléphone…
— Merci.
Arrivé devant l’ascenseur, il me scanna de la tête aux pieds.
— Fais en sorte de conserver cette dynamique, je n’aimerais pas à avoir à me passer de toi à nouveau.
— Faites-moi confiance. Bon voyage, je vous donnerai des nouvelles régulièrement.
Le matin même, la chaleur me réveillait dans ma chambre à la Petite Fleur, alors que j’étais sans nouvelles de Paris, incertaine quant à mon avenir. Ce soir, la chaleur parisienne, malgré la clim’ du taxi, m’étouffait, me rendait moite, et j’étais suppléante de Bertrand durant son voyage d’affaires.
Mon premier geste en pénétrant dans mon appartement fut de retirer mes chaussures ; mes pieds étaient douloureux et les ampoules toutes proches, il ne m’avait pas fallu beaucoup de temps pour perdre l’habitude de porter des stilettos. En savourant la douceur du parquet sous ma voûte plantaire, je me dirigeai vers la chambre pour vider ma valise. Ma récente garde-robe d’été trouva une place au fond du dressing ; je n’étais pas près de la réutiliser. Une fois tout rangé, je regagnai le séjour, allumai mon ordinateur portable et récupérai le téléphone encore dans son emballage. Je l’observai sous toutes ses coutures ; un flash de la disparition de son prédécesseur me noua la gorge et le silence de l’appartement me saisit au même instant. Je bondis du canapé et allai dans la cuisine à la recherche de quelque chose à manger ; le frigo et les placards étaient vides. Je commandai un japonais par réflexe et allumai la télévision sur une chaîne d’info en continu : je me sentis moins seule. Puis je me lançai dans la configuration du téléphone. Une fois confrontée à mon plateau de poisson cru, mon appétit s’envola, alors que j’aurais salivé devant une viande grillée au barbecue. Je me forçai pourtant à manger ; je ne pouvais pas me permettre la moindre faiblesse les jours prochains. Dès que le téléphone fut opérationnel, je me connectai au serveur de l’agence pour y relier mon mail. Immédiatement, le compteur de la boîte s’activa, s’envola pour atteindre le score de 547 mails ; Bertrand venait de relancer la machine. Je parcourus l’étendue de ce qui m’attendait ; le programme du week-end était tout trouvé, je serais à l’agence dès la première heure le lendemain. Lorsque je fus prête à aller me coucher, je découvris un SMS d’Alice, elle avait dû me l’envoyer quand j’étais sous la douche : « J’imagine que tu as récupéré un téléphone, donne-nous des nouvelles. » J’envoyai une réponse brève : « Tout va bien, beaucoup de travail en perspective. Merci pour les vacances. Je vous embrasse. » Je me glissai sous la couette, en éteignant la lampe de chevet. Et je pensai, non pas à Alice ou aux vacances, mais bien à Marc, et uniquement à lui, à la sensation d’être contre lui, de mon corps réagissant au sien. Ça me rendait folle ! Ma vie sentimentale se résumait à des aventures sans lendemain, qui ne me donnaient jamais envie de remettre le couvert avec le même partenaire. C’était parfait. Le reste, je n’en voulais pas ! De toute façon, je n’avais pas de temps pour davantage ; il m’était strictement impossible de me laisser perturber par ça, encore moins par Marc. Soit, les vacances m’avaient reposée, requinquée, prouvé que je devais prendre un peu plus soin de moi et des autres pour ne plus flancher au travail, mais il était hors de question que la paix disparaisse de mon esprit et encore moins de mon corps ; je continuerais à trouver de temps à autre un homme d’une nuit, et l’hygiène serait assurée. D’un bond je filai à la salle de bains, mis de l’eau du robinet dans le verre à dents pour avaler un somnifère. Je refusais que des images du corps de Marc troublent mon sommeil. Pourtant sitôt les yeux ouverts, après une nuit sans rêves, je me souvins de sa dernière phrase : on se voit à Paris. Non ! Non ! Non ! Je sautai de mon lit, le cœur battant la chamade. Je ne connaissais qu’un moyen pour me le sortir de la tête : le travail !