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Je passai le week-end enfermée entre les quatre murs de l’agence, consultant les dossiers, préparant le planning de la semaine qui s’annonçait. Lorsque je faillis balancer le téléphone par la fenêtre après un énième appel d’Alice, je pris le taureau par les cornes. Ça n’allait pas recommencer comme avant ! Il fallait que ça cesse, sinon je n’y arriverais pas. Je lui écrivis un SMS entre vérité et mensonge : « S’il te plaît, arrête de m’appeler, ça me donne le bourdon d’avoir de vos nouvelles. Je t’embrasse grande sœur. » Sa réponse arriva dans la seconde qui suivit : « Pardon, pardon. Tout le monde t’embrasse fort, fort. » J’eus enfin la paix et pus me mettre la tête dans le guidon.

Le lundi matin, j’étais à l’agence à 8 heures, prête à recevoir mes collègues. Une heure plus tard, je les accueillis dans la kitchen avec un café et des chouquettes. Ils arrivèrent les uns après les autres, pas surpris de me voir là, ni par l’absence de Bertrand, visiblement tous au courant de la responsabilité qui m’incombait. Ils n’avaient pas l’air franchement ravis de me retrouver, échangeant des messes basses, se lançant des coups d’œil peu encourageants. Je m’attendais à quoi, aussi ! Malgré leur manque d’enthousiasme, ils me zieutaient mi-perplexes, mi-amusés.

— Il y a un problème ? finis-je par demander.

— Non, rien de particulier. Tes vacances t’ont changée, c’est certain, m’annonça le responsable du service traduction. La semaine qui s’annonce ne va peut-être pas être si horrible que ça.

— Ne comptez pas sur moi pour vous laisser partir plus tôt.

Comment avais-je pu sortir un truc pareil ! Ça commençait mal !

— On s’en serait doutés, mais c’est plus agréable de bosser avec une personne en chair et en os qu’avec un robot.

Ils me plantèrent là et rejoignirent chacun son poste.

* * *

La semaine passa à la vitesse de la lumière. Le dimanche soir, j’eus Alice au téléphone, ils venaient tout juste de rentrer de Lourmarin. La fin des vacances s’était bien déroulée, bien que plus calme aux dires de ma sœur ; les petites familles s’étaient baladées séparément, Marc avait passé la majeure partie de son temps à bouquiner près de la piscine et était aussi retourné à L’Isle-sur-la-Sorgue une journée. Je coupai court à la discussion sur les vacances en lui proposant de passer prochainement un samedi avec moi à Paris, ça me faisait envie. Elle sauta au plafond et, par la même occasion, j’évitai d’avoir trop de nouvelles de Marc.

Bertrand venait de rentrer, satisfait de son voyage, et prêt semble-t-il à démarrer une nouvelle année. Il fit le tour de l’agence, faisant le point avec chacun. Une fois qu’il eut fini, il me convoqua dans son bureau. Durant deux heures, il me questionna sur le travail des uns et des autres, sur les contrats signés, les missions accomplies et celles en cours. Ensuite, je lui présentai le projet sur lequel j’avais travaillé durant son absence : prospecter dans de nouveaux domaines, à commencer par les salons professionnels importants. J’avais établi une liste des plus intéressants en fonction du domaine d’activité, de la présence internationale et des exposants. J’avais aussi en tête de développer la mise en relation de certains de nos clients entre eux. J’avais tout bêtement pensé que Gabriel et Sean pourraient faire affaire ensemble. D’une manière générale, grâce à notre carnet d’adresses, nous avions tout pour devenir des intermédiaires idéaux.

— Je suis content de t’avoir envoyée en vacances. Tu as fait un excellent boulot, je te félicite.

— Merci, répondis-je, soulagée.

— Et je ne parle pas que de tes projets que je vais étudier de plus près. L’agence tout entière m’a fait un retour plus qu’élogieux de ton travail la semaine dernière.

Je me trémoussai sur ma chaise, sentant mon visage virer au rouge.

— J’ai fait mon job, Bertrand. C’est tout.

— Je ne regrette pas de t’avoir fait prendre le large, j’espère que tu as retenu la leçon. Tu es revenue plus performante que jamais, et c’est une très bonne chose pour l’avenir.

— Je ne vous décevrai plus.

— Je te fais confiance, me répondit-il, blasé, sans que je saisisse pourquoi. Avant que tu retournes travailler, j’ai un dernier service à te demander.

— Je vous écoute.

— Occupe-toi de convier toute l’agence à un dîner un samedi, pour lancer l’année et présenter nos ambitions. Créons un peu plus de cohésion d’équipe, et profitons de ce que tu as généré.

Ce pouvoir inattendu et inespéré me fit entrevoir le futur, lorsque je deviendrais associée : cela ne faisait plus de doute.

Je sortais tout juste d’un déjeuner avec nos Américains enrichis dans le gaz de schiste et obsédés par l’immobilier parisien. Plus tôt dans la matinée, j’avais interprété pour la signature d’un acte de vente d’un immeuble du seizième arrondissement. Ils avaient ensuite tenu à ce que nous déjeunions ensemble. Entre deux gorgées de chardonnay, dont ils raffolaient, je fis en sorte de leur extirper des noms dans leurs relations de travail. Des types comme eux avaient nécessairement des contacts qui auraient besoin des services de l’agence. Maintenant qu’ils me mangeaient dans la main, je ne pouvais pas rater une occasion pareille. J’avais une niaque d’enfer et, après les avoir laissés, je fis le choix de marcher jusqu’à une station de taxis, plutôt que d’en appeler un. J’en profitai pour téléphoner à Bertrand et lui faire part de mes avancées avec enthousiasme. Brusquement, je m’arrêtai de marcher et de parler ; je venais d’apercevoir Marc installé à une terrasse. Que faisait-il là ? Ce n’était pas possible, un truc pareil ! J’avais la guigne : je commençais tout juste à moins penser à lui et le voilà qui apparaissait sous mes yeux.

— Yaël, tu m’entends ?

La voix de Bertrand me ramena à la réalité.

— Oui, pardon. Vous me disiez ?

— Je pars en rendez-vous, on reparle ce soir, à l’agence.

— Très bien.

Il raccrocha. Que faire ? Tout m’était encore permis ; Marc ne m’avait pas vue, je pouvais faire demi-tour et aller chercher un taxi ailleurs. Pourtant, au fond de moi, je savais que je devais aller lui parler, pour me rendre compte que le soleil m’avait tapé sur la tête dans le Luberon et que ça s’arrêtait là. Mes jambes se mirent en marche sans que je réfléchisse davantage. Marc griffonnait sur un Moleskine, ses lunettes en écaille sur le nez, sans rien regarder autour de lui, au point que même lorsque je fus devant sa table, il ne s’en rendit pas compte.