— S’il y a bien un endroit où je ne t’imaginais pas, c’est le seizième !
Son critérium cessa d’avancer, il referma son calepin et retira ses lunettes, qu’il rangea dans la poche intérieure de sa veste en velours. Puis il leva enfin la tête en esquissant un sourire.
— C’est ta spécialité de tomber du ciel au moment où je m’y attends le moins.
— Je peux te rétorquer la même chose !
Il se mit debout et nous nous fîmes une bise au-dessus de la table, en nous effleurant à peine. Tant mieux.
— Tu attends peut-être quelqu’un ? Je tombe mal, lui dis-je.
— Pas du tout… Tu as le temps de prendre un café ?
— Oui, lui répondis-je en m’asseyant en face de lui. Alors que fais-tu par là ?
— Je travaille, figure-toi ! On m’a appelé pour faire une proposition de rachat pour le mobilier d’un appartement qui va être vidé après succession.
— Et sur ton carnet, tu fais quoi ?
— Je calcule les prix, je note les caractéristiques des meubles et je compare avec les estimations de l’expert. C’est ça, aussi, mon boulot.
Le serveur nous interrompit en déposant nos cafés.
— Et toi ? me demanda-t-il.
— Je sors d’un déjeuner d’affaires.
— Comment vas-tu ?
— Très bien.
— La reprise ?
— Parfaite…
Il regarda au loin en remontant sa montre. Puis il sucra et touilla son café longuement, d’un air concentré. De mon côté, je fis tourner ma tasse dans la soucoupe à plusieurs reprises avant d’avaler une gorgée.
— Tu as revu les autres ? finit-il par me demander, d’un ton détaché.
— Non, pas encore, j’ai été très prise.
Le silence se réinstalla à nouveau. Je finis mon café, il se roula une cigarette et l’alluma. Sa fumée ne me dérangeait pas, contrairement à celle des autres. Après des secondes à éviter son regard, je décidai de l’affronter, il me fixait. Nous ne nous quittâmes pas des yeux. Fuis ! J’avais bêtement cru que cette rencontre due au hasard apaiserait mon esprit et mon corps, c’était tout le contraire qui se produisait. Malgré mon envie plus qu’évidente de lui attraper le poignet pour savoir l’heure, je fouillai dans mon sac pour trouver mon téléphone et occuper mes mains : je n’avais que trop tardé à rentrer au bureau.
— Il faut que j’y aille. Désolée, je suis attendue.
— Évidemment… Je suis en voiture, tu veux que je te dépose ?
— Non ! m’exclamai-je, la voix montant dans les aigus.
Impossible d’être plus ridicule ! Mais je me sentais franchement incapable de me retrouver enfermée dans la Porsche avec lui.
— Je vais prendre un taxi, il y a une station un peu plus loin, repris-je plus posément, tentant de retrouver un semblant de dignité.
— Je suis garé à côté.
Nous marchâmes l’un à côté de l’autre, en silence, en longeant les immeubles. La station était en vue, plusieurs taxis patientaient, et l’un d’eux m’offrirait la paix. Au loin, j’aperçus sa vieille Porsche. À dix mètres de mon but, Marc me retint par le coude, j’eus à peine le temps de le regarder, qu’il m’entraînait sous une porte cochère ouverte et me ceinturait avec ses bras. En me poussant contre le mur de la cour intérieure, il écrasa ses lèvres sur les miennes, qui s’ouvrirent naturellement, nos langues se mêlèrent dans une lutte acharnée. Mon corps réagit instinctivement, se coulant contre lui, mes bras se nouant autour de son cou, ses mains pressèrent ma taille, le creux de mes reins. Ses lèvres délaissèrent ma bouche, pour s’attaquer à mes joues, ma nuque ; je me cambrai, ma respiration se saccada, il gémit dans mon cou avant de m’embrasser à nouveau, une main me tenant le visage, l’autre remontant le long de mon dos. C’était tellement fort que mes jambes n’étaient pas loin de se dérober sous moi. Et puis, brusquement, il me lâcha, le mur me retint, m’évitant de m’écrouler par terre, Marc se massa les tempes.
— Yaël, excuse-moi… oublie ça.
Il me jeta un regard et me planta là, comme ça, sans rien dire de plus. Au loin, la Porsche vrombit ; Marc démarrait comme s’il était poursuivi par une horde de furies. Je passai mes doigts sur mes lèvres gonflées, alors que mon corps frémissait encore. Je passai la porte cochère, en trouvant la lumière éblouissante. Je grimpai dans le premier taxi libre, donnai l’adresse de l’agence et me tassai dans le fond de la voiture.
Arrivée à destination, je m’écroulai dans mon fauteuil, regard braqué sur l’écran, tête entre les mains, et restai dans cette position sans rien faire les deux heures suivantes. Chaque fois que j’étais sollicitée par quelqu’un, je répondais : « demain ».
— Nous devions nous voir ce soir, non ?
— Hein ? rétorquai-je en levant les yeux.
Je venais d’adresser le dernier « demain » à Bertrand sans même m’en rendre compte. La catastrophe ! Je sautai de mon fauteuil.
— Bertrand ! Oui, bien sûr ! J’arrive.
Il me regarda étrangement et partit dans son bureau. Je n’avais aucune note sur laquelle m’appuyer. L’espace d’un instant, j’eus un énorme trou de mémoire. Qu’avais-je fait avant l’épisode de la porte cochère ? Le café avec Marc. Mais encore. Je me creusais encore la tête en prenant place en face de lui.
— Donc, les Américains ?
Il me restait trois neurones pour m’éviter de crier « Alléluia ». Petit à petit, les informations émergèrent, et je pus lui raconter le déjeuner, en lui confiant les contacts décrochés. Il finit par me souhaiter une bonne soirée, et me rappela le dîner du lendemain avec toute l’équipe — dîner que j’avais totalement zappé. Où avais-je la tête ? Sous une porte cochère.
Le somnifère mit plus de temps à agir que d’habitude ; chaque fois que je fermais les yeux, je revivais mon baiser avec Marc, avec le sentiment de ne jamais avoir été embrassée de cette façon. À mon réveil, le samedi matin, j’avais toujours la tête en vrac, le ventre tiraillé par le désir, qui refaisait surface dès que les lèvres de Marc se rappelaient à mon bon souvenir. Je me sentais totalement stupide, ayant l’impression d’être une gamine après son premier baiser. M’occuper devenait impératif. Après mon café, j’enfilai ma tenue de sport et préparai mon sac de piscine, en prenant bien soin d’y mettre le maillot de nageuse, c’était fini le bikini ! Pour ce que ça m’avait servi.
Arrivée au bord du bassin, ma tête me gratta, mes cheveux manifestaient très clairement leur goût pour la liberté. N’en pouvant plus et préférant ne pas m’imposer une contrariété supplémentaire, je retirai le bonnet avant de plonger. Durant une heure, dans le couloir de nage, j’enchaînai les longueurs rageusement, comme avant. L’effet fut immédiat : ma respiration se régula, mon corps se détendit, mon esprit se tourna vers le travail et le dîner du soir avec l’agence. Ma seule distraction fut d’imaginer le programme de l’après-midi avec Alice, elle me manquait depuis mon retour.
Elle m’appela après avoir réussi à garer sa voiture, près de chez moi, vers 11 h 30. Je claquai la porte de l’appartement et la rejoignis sur le trottoir. Elle me sauta au cou en me serrant contre elle. Je lui rendis son étreinte.
— Si tu savais à quel point je suis heureuse de passer la journée en tête à tête avec toi ! me dit-elle.
— Moi aussi.
Je la pris par le bras, l’entraînai rue de Vaugirard, puis nous marchâmes jusqu’à la rue de Rennes. Je la fis parler des enfants, de Cédric, et de la rentrée des classes. Nos parents s’invitèrent aussi dans nos discussions, ils avaient pris le relais à la Petite Fleur, mon père était ravi du déblayage effectué dans la grange, et lui comme ma mère n’avaient de cesse de me réclamer. Depuis combien de temps ne les avais-je pas vus ? Longtemps, bien longtemps. En franchissant le seuil d’un premier magasin, un regard échangé suffit à nous comprendre : Alice choisirait pour moi, et inversement. Elle était là pour détendre ma garde-robe et, moi, je me faisais le devoir de la féminiser. Je voulais à tout prix qu’elle remette sa beauté naturelle en valeur.