Je passai le mien à travailler sans sortir de chez moi, et sans m’habiller, grande nouveauté ! Cette mise en avant de la veille boostait ma motivation si besoin en était. La seconde étape vers l’association était en cours. Je n’avais plus qu’à rester concentrée sur mon objectif, sans me laisser distraire. Pourtant, j’avais beau mobiliser tous les moyens à ma disposition, le souvenir du baiser avec Marc ne cessait de revenir me hanter. Et il avait osé me dire : « Oublie ça. » Comme si c’était facile ! C’était quoi son problème ! Il n’avait pas le droit de me faire ça ! J’étais censée réagir comment ? Ça me bouffait, ça m’envahissait. Résultat des courses : je me couchai furibarde et renouai avec les nuits blanches. Même mes longueurs matinales ne parvinrent pas à me calmer. Pourquoi avait-il fait une chose pareille ? Et au pire moment !
La matinée fut catastrophique. D’une humeur de chien, j’étais allée à mon bureau sans adresser la parole à personne. En contactant une organisatrice de salon, je me trompai de langue, parlant anglais avec un accent plus prononcé encore que celui de ma mère ; la pauvre femme fut totalement décontenancée, et crut à un canular téléphonique lorsque je me repris et m’adressai à elle en français, si bien qu’elle me raccrocha au nez. Ensuite, Bertrand m’appela dans son bureau pour me présenter un nouveau client, la rencontre se déroula parfaitement jusqu’au moment où mon regard accrocha la montre de l’homme, une Jaeger-LeCoultre, et je ne dis plus un mot, ne pensant qu’à la main de Marc remontant le mécanisme de la sienne. Pour finir, Benjamin, le responsable du service traduction, vint me trouver après la pause déjeuner, que j’avais moi-même sautée, souhaitant mon avis sur une subtilité de langage, je parcourus la feuille qu’il me présenta sans chercher à comprendre.
— Je n’en sais rien, lui annonçai-je sans lui jeter un regard.
— Quelle mouche t’a piquée ? Rien à voir avec celle des dernières semaines. Tu oublies un peu vite à mon goût l’esprit d’équipe vanté par Bertrand et toi samedi soir, c’est vraiment dommage.
Lorsque je levai la tête, il avait déjà tourné les talons. Je perdais les pédales, totalement. Je devais de toute évidence empêcher cette situation de pourrir davantage. Marc allait cesser de perturber mon travail. J’attrapai mon sac à main en annonçant à mon assistante que finalement je partais déjeuner. Puis je me plantai devant le bureau du service traduction.
— Je n’ai pas oublié l’esprit d’équipe. Excuse-moi. J’ai un léger souci à régler… À mon retour, je m’occupe de ta trad’ !
Je quittai l’agence d’un pas déterminé et hélai le premier taxi qui passa. Le chauffeur fit les frais de ma mauvaise humeur :
— Pressez-vous, je n’ai pas que ça à faire !
— La petite dame, elle va se calmer, sinon je l’arrête là. Compris ? me rétorqua-t-il en me dévisageant dans le rétroviseur.
Je me renfrognai sur ma banquette. Quand il s’immobilisa, je lançai un billet sur le siège passager, et claquai la portière de toutes mes forces. J’ouvris tout aussi brusquement la porte de la brocante et entrai.
— Marc ! criai-je.
Il apparut dans le fond de sa boutique et avança nonchalamment vers moi. Sans dire un mot et sans me lâcher du regard, il retira ses lunettes et les déposa sur un meuble au passage. Puis, tranquillement, il s’appuya contre un mur, mit une main dans sa poche et osa se fendre d’un sourire en coin. Non, mais j’hallucine. Il se prend pour qui ?
— Je t’attendais, Yaël. Vas-y, je t’écoute.
Où était passé le fuyard de la porte cochère ?
— Pourquoi as-tu fait ça ? hurlai-je, refusant de me laisser impressionner par son attitude désinvolte. Tu n’avais pas le droit ! Tu m’empêches de travailler ! Je n’arrive pas à me concentrer.
Vu son rictus, il était satisfait, limite fier de lui.
— Tu m’en vois désolé.
Son ironie m’exaspéra.
— C’est intolérable ! m’énervai-je de plus belle. Et ta phrase à deux balles : « Oublie ça. » Tu as pêché ça où ?
— Si seulement je le savais.
— De toute façon, c’était complètement débile de dire ça.
Il haussa un sourcil.
— Je te l’accorde, je dirais même stupide, déclara-t-il, un sourire idiot aux lèvres.
Son insolence nonchalante me tapait sur les nerfs. Il mettait le Bronx et ça l’amusait !
— Ne rie pas ! m’égosillai-je. On est adultes maintenant !
— Être adultes ne change pas grand-chose à notre situation, me rétorqua-t-il, brusquement sérieux.
Ça me coupa la chique. Il se redressa et fit deux pas en rivant ses yeux aux miens. Il faisait quoi, là ? Je ne savais plus quoi faire, quoi dire, de plus en plus désarçonnée. Je m’attendais à tout, sauf ça. Il était tellement sûr de lui. Bizarrement, j’avais beau me dresser sur ma hauteur artificielle, je me sentais de plus en plus petite, face à son regard pénétrant. Tout ça devenait trop dangereux. J’étais venue là pour remettre les choses à leur place, pas pour…
— Tu es calmée ?
Calmée de quoi ?
— Euh…
Il se rapprocha encore, ses yeux toujours ancrés dans les miens. J’étais bien incapable de me défaire de son emprise, ma respiration se fit plus courte.
— On va dire que oui, répondit-il à ma place, toujours aussi sûr de lui. Alors, Yaël ? Que proposes-tu pour régler le problème ?
Craquer.
Je balançai mon sac à main par terre et franchis la dernière distance qui nous séparait. Un gémissement de soulagement s’échappa de ma bouche au moment où je me jetai sur la sienne, ses bras se refermèrent sur moi. Je lâchai prise, incapable de me contrôler, ni de maîtriser la fièvre qui s’était emparée de mon corps dès que je l’avais vu. Marc m’entraîna vers le fond de la boutique en répondant furieusement à mon baiser, une étagère chancela à notre passage, un objet se brisa sur le sol.
— On s’en fout, me dit-il. Viens par là.
Il ouvrit la porte et m’attira dans l’escalier de l’immeuble. Heureusement il habitait au premier, je n’aurais pas tenu jusqu’au deuxième étage, lui non plus d’ailleurs. Sitôt la porte de l’appartement fermé, il me plaqua contre elle, se colla à moi en passant ses mains sous mon top en soie, en dévorant mon cou, mes épaules. Je déboutonnai sa chemise, la repoussai sur ses épaules et parsemai son torse de baisers. Plus rien d’autre n’existait, j’oubliais tout le reste, pourquoi j’étais venue. Depuis combien de temps n’avais-je pas eu envie d’un homme à ce point ? Peut-être jamais. Après avoir balancé mes escarpins, je le poussai vers le séjour.
— Ta chambre, murmurai-je en dézippant ma jupe.
Nos vêtements volèrent les uns après les autres. Nous étions totalement nus au moment de nous écrouler sur le lit. Marc et ses lèvres explorèrent la moindre parcelle de ma peau, mes mains s’agrippant parfois aux draps, parfois à ses épaules, mes yeux roulant sous mes paupières. Je n’en pouvais plus, j’avais le sentiment que mon corps allait exploser sous la puissance du désir.