— Yaël, votre aide m’a été très précieuse toute la journée. J’aurais besoin de vos services dans les prochaines semaines, susurra-t-il.
Il ne manquait plus que ça ! Intérieurement, je rongeai mon frein. Sean était un client habituel, il n’y avait que moi qui m’occupais de lui, à sa demande expresse et non négociable. Il s’était mis en tête que nous partagions une connivence particulière, tout ça parce que j’avais eu le malheur, une fois, de déraper, en lui apprenant que ma mère était anglaise comme lui.
— Contactez Bertrand et nous ajusterons notre planning en fonction de vous.
Il sourit en secouant légèrement la tête, faisant semblant de ne rien comprendre. Il mit une main dans sa poche, me détailla, sans se départir de son air charmeur.
— Yaël… je voulais vous dire… ça serait plus simple, pour vous, pour moi… Nous pourrions nous arranger sans passer par lui, et votre rémunération n’en serait que plus importante.
Je connaissais sa phrase par cœur ; chaque fois que je lui servais d’interprète, il me sortait le même couplet. À ceci près qu’aujourd’hui il venait d’aborder la question de l’argent. Je plantai un regard déterminé dans le sien.
— Contactez Bertrand, lui répondis-je sèchement.
Il rit brièvement. Le message était passé. Enfin !
— Votre loyauté envers votre patron est définitivement inébranlable.
Imperturbable, je me redressai sur mes talons et fis un pas vers lui.
— La qualité de nos prestations en dépend, Sean. Je l’avertis à la première heure de votre demande.
— J’aurais besoin de collaborateurs tels que vous.
Il ne me lâchera donc jamais ! C’était le revers de la médaille, j’étais la meilleure.
— Je ne suis pas disponible, et vous le savez. Bonne soirée.
Le taxi arriva à cet instant, je lui lançai un dernier regard froid et montai dans la voiture en indiquant mon adresse au chauffeur. Sitôt ma ceinture bouclée, je ne perdis pas de temps en regardant Paris défiler — je connaissais par cœur le trajet entre le Pullman Montparnasse et chez moi. J’attrapai mon téléphone dans mon sac. Alice avait poursuivi son harcèlement par SMS en m’implorant de venir prendre au moins le goûter chez eux le dimanche suivant. Soit, je ferais ma BA, et j’aurais ainsi la paix pour quelques semaines. Une fois la réponse envoyée, je pus enfin me consacrer à mes mails ; Bertrand m’en avait fait suivre plus d’une vingtaine ces dernières heures, concernant l’organisation de voyages de clients, des repérages d’appartements, de nouvelles négociations, ça me plaisait.
Il n’y avait jamais de temps morts dans mon travail. J’étais en permanence dans l’action, capable de switcher d’une séance d’interprète à un démarchage agressif de contrats, puis, dans l’heure suivante, de gérer de A à Z les détails d’un séjour parisien d’un de nos clients. Même lorsque je trouvais le temps d’être à mon bureau, au lieu d’avaler un sandwich, j’utilisais cette pause pour relancer, prendre des nouvelles des clients, ou encore savoir s’ils avaient besoin d’un de nos services. C’est en entendant le chauffeur réclamer le paiement de la course que je compris que j’étais arrivée chez moi, rue Cambronne, dans le quinzième.
À l’origine, mon appartement était tout ce qu’il y a de plus typique ; parquet pas droit, moulures défraîchies au plafond, vieille cheminée en marbre — tout juste bonne pour ramener de la poussière. La première fois que j’y étais entrée, il ne m’avait fallu que quelques minutes pour voir le potentiel de cet appart et savoir que j’y serais chez moi, après quelques travaux, évidemment. J’avais tout fait sauter ; placo sur tous les murs, peinture blanc pur, parquet rénové et vitrifié — entretien facile et efficace —, disparition totale de la cheminée au profit d’un grand placard. Mon lieu d’habitation se devait d’être pratique, organisé, propre. Dans le séjour, un canapé, qui tenait plus d’une banquette ; j’avais refusé les coussins lors de son achat — inconcevable de travailler vautrée. Devant, j’avais une table basse en Plexiglas, sa transparence me rassurait et, visuellement, ça ne prenait pas de place. J’avais acheté un pack TV/Hi-Fi, qu’un livreur était venu installer, je n’utilisais tout ça que pour les chaînes d’info en continu. Je n’avais pas souvenir d’avoir allumé la musique une seule fois depuis mon emménagement, son mode d’emploi, que je n’avais jamais feuilleté, était classé dans la pochette spécifique, à côté de celle des garanties. Dans l’entrée, on trouvait uniquement une console avec un vide-poche pour mes clés, ainsi qu’un portemanteau, bien suffisant. Quant à ma chambre, elle ne possédait qu’un lit, dont les draps étaient toujours blancs, et une table de nuit sur laquelle reposait un chargeur de téléphone. Pour la cuisine aménagée, j’avais malgré tout investi dans une batterie d’ustensiles — que j’avais bien déballée, mais jamais utilisée. Le soir, quand j’arrivais après ma journée de travail, je m’asseyais dans ma banquette, j’observais autour de moi, j’étais bien dans cet environnement blanc, à la propreté clinique, l’ordre me tranquillisait.
Ce soir-là, un œil sur la chaîne d’info en continu, l’autre sur l’écran de mon MacBook Air, j’avalai une soupe miso avant de croquer dans une granny smith. L’actualité du jour n’était pas particulièrement intéressante, mais je me devais d’être au courant de tout, pour être prête à réagir aux demandes de certains de nos clients, les joueurs d’argent. Il était déjà tard, et vu la journée qui m’attendait le lendemain, je ne devais pas traîner. J’avais toutefois réussi à m’aménager quinze minutes de pause que j’utiliserais pour remonter les bretelles à mon assistante. Cette idiote avait perturbé l’organisation de mon bureau, en déposant un dossier sur la mauvaise pile ! Ça faisait pourtant des mois que je lui répétais qu’elle n’avait pas droit de toucher à quoi que ce soit. Je rangeai mon bol, mon assiette et mes deux couverts dans le lave-vaisselle et le lançai. Je trouvais répugnant de laisser traîner sa vaisselle sale ; en plus, ça empestait. Je me servis un grand verre d’eau minérale glacée avec lequel je rejoignis ma chambre. Les draps et les serviettes de toilette avaient été changés par la femme de ménage, comme elle devait le faire, deux fois par semaine. Dans le dressing, je retirai mes Louboutin, les rangeai à leur place et préparai mon tailleur du lendemain, ainsi que mon sac de piscine. Mes vêtements de la journée atterrirent dans le panier à linge sale. Nue, les cheveux toujours attachés, j’entrai dans la douche. Le contact avec le carrelage froid et l’eau glacée me fit du bien, je passai un long moment sous le jet, me lavant avec application. Une fois propre, séchée et revigorée, je m’occupai de mes dents avec la brosse électrique. Pour finir, comme chaque soir, j’utilisai du fil dentaire, traquant le moindre résidu. Satisfaite du résultat, je pus passer à mes cheveux. Je les détachai enfin, ils tombèrent dans mon dos, et je les brossai consciencieusement jusqu’à ce qu’ils soient lisses. J’enfilai un pyjama propre et rejoignis mon lit. Assise au bord, j’ouvris le tiroir de la table de nuit, sortis la plaquette de somnifères, en avalai un avec mon verre d’eau et réglai le réveil de mon portable sur 6 h 30. Après avoir tout remis en place, je me glissai sous la couette bordée au maximum, j’aimais dormir comme ça. Je pus enfin éteindre la lumière. Je fixai le plafond, profitant de la demi-heure que me laissait le comprimé avant de sombrer dans le sommeil pour revoir mentalement mon planning du lendemain.