C’était bien la première fois que je la voyais sourire en ma compagnie.
— Génial ! Tu sais où tu seras la première semaine de décembre.
Ce brainstorming improvisé permit de défricher le terrain, chacun y allant de son idée, dans la concentration et la bonne humeur générale. Ceux qui n’avaient pas d’obligations restèrent tout l’après-midi avec moi. Je fus soulagée de sentir que je pouvais m’appuyer sur toute l’équipe et je travaillai avec eux sans feindre le plaisir d’être en leur compagnie. Ça me donnait la pêche et pas de migraines, malgré nos conversations à bâtons rompus.
J’aurais pu continuer encore longtemps comme ça si on ne m’avait pas fait remarquer qu’il était plus de 20 heures et que certains étaient attendus chez eux.
— Je suis désolée, je n’ai pas vu le temps passer. Merci à tous, à demain. Je vous tiendrai au courant du feed-back de Bertrand. Bonne soirée.
L’agence me parut bien vide d’un coup. Je n’étais pas loin de me sentir seule ; ça m’arracha un sourire ! Moi, je me sentais seule sans mes collègues, c’était risible. Après avoir envoyé à Bertrand mon compte rendu, je m’attaquai aux mails du jour, auxquels je n’avais pas pu répondre dans la journée. Entre deux, j’écoutai un message d’Alice : « Salut, sœurette, je venais aux nouvelles. Chez nous, tout va bien. On a prévu de faire garder les enfants samedi soir pour se faire un resto avec tout le monde. Tu viens ? Rappelle-moi vite. Bisous. » Ça n’avait pas duré longtemps pour que je me retrouve dans la situation que je craignais. Tout le monde, ça voulait dire Marc compris. Fatiguée à l’avance par ce qui m’attendait, je posai le front sur le clavier en braillant un « merde ».
— Un problème, Yaël ?
— Oups…
C’était sorti tout seul. Je sursautai, écarlate. Bertrand, visiblement amusé par mon attitude, pénétra en salle de réunion, et s’assit sur le rebord de la table en positionnant correctement son pantalon de costard.
— Non, non, tout va bien. Vous avez eu mon mail ?
— C’est pour ça que je viens te voir, c’est du bon boulot. Tu as réagi vite en impliquant toute l’agence, c’est une très bonne idée.
Yes ! Yaël : Two points ! J’eus brusquement envie d’écouter de la musique et de danser de joie. Il y avait quoi dans le café de ce midi ?
— Tant mieux, j’espère récupérer les accréditations en fin de semaine.
— Très bien. Et à tes heures perdues, commence déjà à préparer un prochain salon pour le printemps en piochant dans ceux que tu avais déjà repérés.
Quelles heures perdues ? La masse de travail s’accumulait de façon exponentielle. Il se releva, prit la direction de la sortie, mais stoppa son geste et me regarda par-dessus son épaule, l’œil plein d’ironie.
— Tu as délégué… tu as eu raison… C’est le métier qui rentre…
Association, association.
Mes collègues s’en sortirent à merveille. Je n’avais pas besoin d’être inquiète, et c’était tant mieux. Je le vivais plutôt bien, tout en espérant pouvoir bientôt récupérer mes clients. Malgré ma fatigue, le somnifère restait indispensable pour que mon esprit ne soit pas parasité par le reste. Je n’avais pas cherché à joindre Marc, le travail avait bon dos. Lui non plus n’avait pas essayé de m’appeler. Alice se contenta de ma promesse de faire de mon mieux pour venir. Adrien et Jeanne, ce fut une autre paire de manches. Si je n’acceptais pas, ils menaçaient de tous débouler chez moi, tenant à me rappeler mon pari perdu des vacances. Le vendredi soir, je pris mon courage à deux mains en envoyant un SMS de groupe : « Salut, je serai là demain ! » Mon téléphone bipa dans la seconde qui suivit, tout le monde manifesta son bonheur de me savoir parmi eux. Tous sauf un. Ç’allait être sympa comme soirée !
Qu’allais-je faire en me retrouvant face à Marc ? Et lui ? L’avantage d’être en compagnie de toute la troupe ; je pourrais éviter tout contact direct, ou faire semblant. Du moment qu’on ne se retrouvait pas coincés à table à côté, ça devrait le faire… Après avoir vidé mon dressing pour choisir ma tenue — et écarté les vêtements choisis par Alice une semaine plus tôt : j’avais besoin de toutes mes capacités et de me sentir forte pour affronter les prochaines heures —, je me rabattis vers l’option tailleur de week-end, slim et Pigalle. Moi d’habitude si ponctuelle, je trouvai le moyen d’arriver en retard. Enfin pas tant que ça, puisqu’en poussant la porte du restaurant, je les découvris tous autour du bar, attendant notre table et bavardant un verre à la main. Au moins, je pourrais choisir ma place. Marc était là, d’une main il tenait sa veste sur son épaule, les manches de sa chemise retroussées, il riait avec Cédric. Il me repéra avant les autres et riva ses yeux aux miens. Des réminiscences de nos baisers, de ses caresses m’envahirent, mon corps fut traversé de frissons, ma respiration se coupa un bref instant. L’espace de quelques secondes, j’eus l’impression que le resto était désert, que nous étions seuls. Je me forçai à me soustraire à son regard. Ça s’avérait déjà plus compliqué que prévu. Je me frayai un chemin jusqu’à eux, des exclamations m’accueillirent.
— Waouh ! Tu es là ! Comment va ton patron ? ricana Adrien. Il passe te choper à quelle heure ?
— Je lui ai proposé de passer prendre le dessert avec vous, ça te convient ?
Il éclata de rire. J’entamai la ronde des bises, en prenant tout mon temps. Et puis, avant que je n’arrive jusqu’à Marc, miracle ; le serveur nous annonça que notre table était prête, j’aurais pu lui embrasser les pieds pour le remercier. Personne ne sembla repérer que nous nous évitions, en tout cas je l’espérais. Pour détourner plus encore l’attention, je pris ma sœur par le bras et lui fis remarquer à quel point je la trouvais radieuse :
— Tu as une mine magnifique ! Tu as des choses à me raconter ?
— Rien de spécial, je suis heureuse, c’est tout, me dit-elle avec un grand sourire.
Prends-moi pour une idiote, Alice. Elle me cachait un truc, je comptais bien ne pas la lâcher du dîner pour qu’elle me crache le morceau… accessoirement, me concentrer sur elle éviterait que mon regard ne dévie trop vers Marc. Le savoir tout près de moi mettait mes sens en ébullition ; c’était insupportable de me sentir si faible face aux hormones ! Jeanne annonça qu’il était hors de question qu’on fasse « un côté mecs, un côté gonzesses à table ». Bingo ! La seule chose que je voulais éviter. Ce dîner allait s’avérer infernal, puisque, comme par un fait exprès, je me retrouvai à côté de lui. J’osai lui jeter un coup d’œil lorsque la sentence tomba ; il baissa le visage, en se pinçant l’arête du nez, puis mit ses lunettes. Je fis le tour de la table pour rejoindre ma place, il m’aida avec ma chaise, sans dire un mot ni me regarder et attendit que je sois assise pour s’installer à son tour. À partir de là, je discutai, ris, répondis aux questions qu’on me posait, en étant pleinement consciente que si le lendemain on me demandait de quoi nous avions parlé, je n’en aurais aucune idée. Mais j’étais bien, je nageais comme un poisson dans l’eau avec eux. Et dire que pendant des mois, des années, je m’étais passée de ça. Sans échanger un mot avec Marc, nous avions une chorégraphie bien rodée faisant en sorte de ne jamais nous adresser directement l’un à l’autre. Quand il posait son bras sur la table, je reculais dans le fond de ma chaise, et inversement. La seule chose qui me fit palper sa tension fut qu’il passa son temps à remonter sa montre ; au moins, elle ne risquait pas de s’arrêter ! Sauf qu’après le plat, il se mit à gesticuler, ne tenant plus en place, sa jambe gigotant compulsivement sous la table, je me retins de poser la main sur sa cuisse pour qu’il cesse, car nous avions beau mettre le maximum de distance physique entre nous, je sentais son corps de plus en plus près de moi, et ça devenait intenable. Je n’avais qu’une envie ; que tous les autres disparaissent, me retrouver en tête à tête avec lui pour régler cette histoire, ou bien me jeter sur lui, j’hésitais encore. Il craqua le premier :