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— Je vous abandonne cinq minutes, nous annonça-t-il en se levant.

Il se pencha et fouilla dans les poches de sa veste en velours. Je ne pus m’empêcher de me tourner ; nos visages furent tout proches, je fixai ses lèvres, lui les miennes. Il se redressa vivement, son tabac à rouler à la main et prit le chemin de l’extérieur. J’avalai la fin de mon verre de vin rouge et croisai le regard curieux et amusé d’Alice. Il me fallait d’urgence une issue de secours. Les joues en feu, j’interpellai Adrien :

— Ce sont tes quarante ans l’année prochaine ! Tu vas nous organiser une fête ?

— Plutôt deux fois qu’une ! La date est presque calée !

— Déjà ?

Je n’avais plus qu’à croiser les doigts pour que je puisse y aller, hors de question que je rate cette soirée. J’avais besoin de mes amis, j’avais repris goût à être avec eux, je les aimais, ils avaient retrouvé une place dans ma vie.

— Pas d’embrouille, Yaël ? Tu seras là ? C’est en partie à cause de toi que je me décide si tôt ! Je veux te voir danser sur les tables !

— Je ferai tout pour… je te le promets… En revanche, pour ce qui est de danser sur les tables…

— C’est ce qu’on verra !

Adrien partit dans son délire, l’attention se tourna vers lui, je m’enfonçai sur ma chaise. Quelques minutes plus tard, je sentis la présence de Marc avant même qu’il soit revenu à sa place. Le parfum de son tabac me tourna la tête et me donna envie de me coller à lui.

—  Ça vaut pour toi aussi ! lui ordonna Adrien. En même temps, je sais déjà que tu seras là, puisque vous viendrez ensemble avec Yaël.

Il passa à autre chose dans la foulée alors que Cédric s’étouffait en buvant une gorgée de vin. Quant à Jeanne et Alice, elles gloussèrent comme si elles avaient quinze ans. Je restai imperturbable.

— De quoi parle-t-il ? me demanda Marc en se penchant vers moi, un bras sur le dossier de ma chaise.

Tu cherches quoi, Marc, là ? À me provoquer ?

— Ses quarante ans, lui répondis-je sans le regarder. L’année prochaine…

Je me redressai pour reprendre le fil de la conversation de groupe. Marc ne changea pas de position et s’inséra à son tour dans la discussion. J’allais devoir rester raide comme un piquet pour éviter d’avoir l’impression d’être dans ses bras si je me calais à nouveau dans le fond de ma chaise.

La fin du dîner traîna en longueur, nous étions les derniers clients encore présents dans le restaurant. Progressivement, je décrochai des conversations, le sourire aux lèvres, et même si mes nerfs étaient à fleur de peau, je ne cherchai pas à m’échapper. La présence de Marc me mettait sur le qui-vive, et en même temps je me sentais bien, presque à ma place, avec lui tout près. Pourtant, au fond de moi, je savais qu’il fallait que je me retienne, pour ne pas trop prendre goût à tout ça. Si comme je l’espérais je devenais l’associée de Bertrand d’ici la fin de l’année — maximum deux mois — j’aurais encore moins de temps à consacrer à ma famille et mes amis, et devrais me contenter de sauts de puce pour les voir. C’était tout le paradoxe de ma situation ; j’avais appris durant les vacances que le travail ne me suffisait pas pour être bien dans ma peau et ne plus risquer de pétage de câble comme en juillet. Sauf que pour devenir l’associée de Bertrand, il fallait tout donner et pas de distraction. Les uns et les autres me parlaient de la Yaël d’avant, je la sentais se réveiller en moi, comme si elle souhaitait qu’on se retrouve et qu’on ne forme plus qu’une seule et même femme. Mais cette Yaël-là ne pouvait pas être celle de l’agence, elle exaspérait Bertrand. Je me tournai vers Marc, qui s’était rapproché à nouveau de la table. Que faire de lui et de l’effet qu’il me faisait au milieu de tout ça ? Il dut sentir que je le regardais ; il me lança un coup d’œil, je détournai la tête en soupirant.

— Il va être l’heure de se rentrer, déclara Cédric, en passant la main sur les traits fatigués de ma sœur.

— La plaie ! Il est hyper tard, embraya Jeanne. On va encore dérouiller avec la baby-sit’ !

Tout le monde se leva dans la minute qui suivit, à part moi, qui ne quittais pas Alice des yeux ; elle me cachait définitivement quelque chose. Je ne fis pas attention en suivant le mouvement à mon tour et me retrouvai contre Marc.

— Pardon, murmurai-je sans le regarder.

Il se décala et me laissa passer devant lui sans dire un mot.

— Alors, tu le retrouves où, ton boss ? me demanda Adrien.

— Au bureau, lundi, lui répondis-je en riant. Je commande simplement un taxi.

Je gagnai la rue pour passer mon appel. Marc me suivit et s’alluma une cigarette.

— Laisse tomber le taxi, je te ramène, me dit-il en plantant son regard dans le mien.

— Je vais me débrouiller.

Son visage se ferma.

— Et moi, je te dis que je te ramène, me rétorqua-t-il sèchement.

Il fit les deux pas qui nous séparaient.

— Non…

— Je vous dérange, tous les deux ? nous interrompit innocemment Alice.

— Pas du tout, lui répondit Marc. Je proposais à Yaël de la ramener chez elle.

— Bonne idée, lui dit-elle avant de m’attraper par le bras en m’entraînant à l’écart. Convocation demain à la maison pour le poulet petits pois du dimanche midi !

— Euh… je ne sais pas…

— Tsss ! Je crois que j’ai quelques épisodes de retard dans la vie de ma petite sœur.

Je levai les yeux au ciel.

— D’accord, je passe à table, mais toi aussi ! lui répondis-je. Je ne suis pas la seule à cacher des choses.

Elle me prit dans ses bras, je restai bête. Cédric lança le signal de départ :

— Allez, au lit !

Adrien, Jeanne, Cédric et Alice partaient d’un côté, Marc et moi de l’autre. Ils nous dirent au revoir. Adrien se mit à lever le pouce en signe de victoire, à grand renfort de clins d’œil. Jeanne le calma en nous disant « Ne vous occupez pas de lui ! ». Ils éclatèrent de rire tous les quatre et tournèrent les talons. Marc se contenta de m’envoyer un regard et se mit en route à son tour, je le suivis. Il cala son pas sur le mien, nous fîmes le chemin épaule contre épaule, sans échanger un mot. Il s’engouffra dans un parking souterrain. Dans l’allée silencieuse, je commençai à bouillir intérieurement, je ralentis le pas à quelques mètres de la Porsche.

—  Ça ne rime à rien ! Je vais prendre un taxi, finis-je par lui dire en arrêtant d’avancer.

Il ne réagit pas et poursuivit son chemin. Arrivé devant sa voiture, il ouvrit la portière passager et me fit signe de grimper. Je restai quelques secondes, sans bouger, avant de céder et de m’approcher. Je marquai un temps d’arrêt lorsque je fus tout près de lui, puis je m’installai, en respirant les effluves de cuir et de moteur. Marc finit par prendre place à son tour, il mit la clé dans le contact, mais ne démarra pas.

— On est ridicules, Yaël. Tu le sais, ça ?

Je soupirai et regardai par la vitre.

— OK, je vais faire un monologue… Je t’embrasse, je m’enfuis comme un crétin. J’ai merdé, j’ai paniqué… Trois jours plus tard, tu débarques à la brocante comme une furie, on fait l’amour et c’est toi qui t’enfuis sans que je lève le petit doigt pour que tu restes et qu’on parle de tout ça. Depuis, rien, pas un mot, pas un contact. Tu as bien conscience qu’on est passés pour des allumés ce soir devant tout le monde ? Ça, je m’en contrefous, ce n’est pas le problème. Mais on a quelque chose à régler, ça ne peut pas continuer comme ça…