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Un matin vers 9 h 30, oreillettes en place, je préparais mon point quotidien avec Bertrand, quand mon téléphone sonna et brisa ma pseudo-quiétude :

— Oui, répondis-je sans vérifier le nom de mon interlocuteur.

— Yaël, c’est Marc.

— Salut, finis-je par lui dire après plusieurs secondes.

— Je te dérange ?

— Je suis au travail.

— Moi aussi !

— Désolée, je…

— Tu es attendue, je sais. Mais ne t’inquiète pas, je n’en ai pas pour longtemps. Je voulais savoir si tu étais libre ce soir, on pourrait dîner ensemble, tous les deux.

Oh… et puis après tout !

— Avec plaisir, mais je ne sais pas à quelle heure je vais sortir. Pas avant 20 heures ou 20 h 30.

— Si on fait resto chez toi et que je m’occupe de tout, ça te va ?

— Oui…

— Je peux passer te prendre à ton boulot quand tu as fini ?

Là, ça se complique… Marc à l’agence…

— Euh… je ne sais pas…

— C’est aussi simple, non ?

J’aperçus la tête de Bertrand passer le pas de la porte de son bureau. Panique à bord ! Pourquoi il est toujours là, lui ? Je ne peux pas avoir la paix deux minutes, deux toutes petites minutes. Je répondis à Marc sans réfléchir :

— Je t’envoie un texto quand je suis prête avec l’adresse de l’agence.

—  À ce soir, je t’embrasse.

Pourquoi dans une conversation anodine avec n’importe qui, le « je t’embrasse » ne signifiait rien de plus qu’une marque de gentillesse entre copains, genre « on se claque la bise » tandis que là, précisément lorsque c’était Marc qui me le disait, je fermais les yeux, le corps et l’esprit dirigés vers ce qui invariablement se passerait entre nous ? L’expression sérieuse de Bertrand avançant vers mon bureau eut l’effet d’une douche froide.

— Moi aussi, répondis-je brusquement à Marc avant de raccrocher.

J’arrachai mon oreillette et bondis de ma chaise.

— Bertrand ? Nous pouvons nous voir maintenant ?

— Je croyais que tu m’avais oublié, me dit-il avec une expression indéchiffrable. Ça fait cinq minutes que je t’attends, mais si tu as un imprévu…

À 20 heures, j’envoyai comme prévu un SMS à Marc qui me répondit immédiatement : « Je serai là d’ici une bonne vingtaine de minutes. » Il fut d’une ponctualité remarquable. Il m’attendait, une cigarette aux lèvres, les mains dans les poches, adossé à sa voiture garée devant l’immeuble. Impossible de retenir mon sourire. Sourire qui se figea en apercevant Bertrand à quelques mètres de moi, qui, lui, revenait au bureau. C’est bien ma veine. Marc me fixait, un rictus coquin aux lèvres, sans bouger, ne se doutant pas de ce qui était sur le point de se jouer dans les prochaines secondes, il fallait faire vite, j’avançai vers lui en envoyant un signe de la main à mon patron :

— Bonne soirée, Bertrand. À demain !

Ce dernier vint plus franchement dans ma direction, ce qui stoppa mon élan.

— Yaël, tu te sauves déjà ?

Sans le savoir, il s’interposa entre Marc et moi.

— Oui… vous aviez besoin de me voir, ce soir ?

— Effectivement.

— C’est-à-dire que…

Mon regard dévia vers Marc, Bertrand le remarqua — rien ne lui échappait — et se retourna. Il le détailla des pieds à la tête, jeta un bref coup d’œil à la Porsche, Marc, de son côté, haussa un sourcil, sans se départir de son petit air ironique ni abandonner sa pose nonchalante. L’espace d’un instant, je fus totalement perdue : devais-je les présenter l’un à l’autre ? Pour quoi faire ? Bertrand me facilita la tâche, puisque son intérêt pour Marc retomba au bout de dix secondes, se focalisant à nouveau sur moi.

— Tu es attendue, j’ai l’impression que tu as des projets.

— Si j’avais su que vous…

— Reste à proximité de ton téléphone.

Sans un mot ni un regard de plus, il s’engouffra dans l’immeuble. J’expulsai l’air retenu dans mes poumons, puis je secouai la tête.

— Salut, dis-je à Marc.

—  Ça va ?

— J’espère.

— On peut y aller ?

Lorsque les portières furent claquées et que le moteur ronronna, nous échangeâmes un long regard. La rencontre avec Bertrand m’avait contrariée.

— Je peux ? demandai-je à Marc, le doigt sur l’autoradio.

— Si ça peut te faire plaisir !

J’appuyai sur le bouton pour finalement totalement me moquer du son qui sortit des enceintes. Je me retenais de récupérer mon téléphone dans mon sac, ce ne fut pas si difficile, puisque mon chauffeur ne manquait pas de me lancer des coups d’œil ni d’effleurer avec insistance ma cuisse à chaque changement de vitesse.

— C’était qui le type avec qui tu as parlé ? me demanda-t-il au bout d’un moment.

— Mon patron.

— Non ? Le fameux Bertrand ?

— Oui, répondis-je, mi-amusée, mi-agacée. Tu vas rendre les autres complètement dingues quand ils sauront ça, tu es le seul à l’avoir ne serait-ce qu’entraperçu !

— Encore faudrait-il justifier la raison de ma présence à la sortie de ton boulot…

Je me tournai vers lui en m’appuyant contre la vitre.

— Pas faux… mais bon, on est adultes et on fait un peu ce qu’on veut, non ? Ils n’ont qu’à imaginer ce qu’ils veulent.

— C’est clair, on ne va pas leur envoyer un bristol pour les informer de ce qu’on fait tous les deux !

À un feu rouge, la musique, à laquelle je n’avais prêté aucune attention jusque-là, changea. Je n’étais pas étonnée de reconnaître Gainsbourg, mais parfois le hasard faisait bizarrement les choses, puisque Jane Birkin lui répondait pour nous expliquer La décadanse. Tourne-toi. — Non. — Contre moi. — Non, pas comme ça. — Et danse la décadanse. Oui, c’est bien. Bouge tes reins. Lentement devant les miens. — Reste là, derrière moi. Balance la décadanse… Marc regardait droit devant lui, le sourire aux lèvres. De mon côté ; impossible de me retenir : j’éclatai de rire. Mon Dieu que ça faisait du bien !

— Tu avais préparé ton coup ?

— Mais non ! se défendit-il en riant. Je te jure, je n’y suis pour rien ! C’est toi qui as mis la musique !

Je profitai de l’arrêt de la voiture et m’approchai de lui. J’attrapai son visage entre mes mains et l’embrassai. D’abord surpris, il lâcha son volant et me saisit par la taille. Un tonnerre de klaxons nous fit redescendre sur terre, et déclencha aussi un second fou rire.

— Dieu, pardonnez nos offenses, la décadanse… chanta Marc à l’attention des conducteurs énervés.

— Merci, lui dis-je après qu’il eut redémarré.

— De quoi ?

— De me détendre, de me faire oublier le boulot et de me faire vivre autre chose.

—  À ton service, me répondit-il avec un clin d’œil.

Après avoir lutté pour garer la voiture, nous avancions tranquillement vers chez moi, Marc, les bras chargés de sacs de courses.