Je gloussai comme une ado.
— Mauvaise foi masculine ! C’est toi qui es incroyable.
— Je me renseigne sur ce que tu as fait ces dernières années, c’est tout, me dit-il avec un sourire de gamin pris en faute. Y a quand même deux, trois trucs que je ne comprends pas avec toi.
Je nouai mes bras autour de son cou en l’attirant à moi et l’embrassai. Notre baiser s’intensifia, je l’emprisonnai entre mes jambes, le désir nous tiraillant l’un comme l’autre. Pourtant Marc finit par éloigner sa bouche de la mienne, puis il posa sa joue sur ma poitrine.
— Il est tard, soupira-t-il avant de relever la tête vers moi. Tu te lèves tôt demain matin, je vais te laisser dormir.
Au fond de moi, je mourais d’envie de lui dire de rester toute la nuit avec moi, pourtant je me retins. J’étais en train de tomber dans un gouffre dont il me serait difficile de sortir si je continuais ainsi.
— Tu as raison, lui répondis-je en le libérant.
Il se leva, alla dans ma chambre, et finit de se rhabiller. Pendant ce temps, je débarrassai les restes de notre dîner. Quelques minutes après, je le raccompagnais jusqu’à la porte d’entrée.
— J’ai passé une magnifique soirée, Marc.
Je tirai sur mon pull pour cacher mes jambes. Il me sourit et passa sa main dans mes cheveux en bataille, puis déposa un baiser sur ma joue.
— Dors bien.
Il partit. En titubant, j’éteignis les lumières de mon appartement, me couchai directement, et sombrai aussitôt dans le sommeil.
— 10 —
Fin octobre, Bertrand me délégua son rendez-vous avec le comptable de l’agence. Jamais personne n’avait eu accès aux comptes et aux finances. J’étais donc la seule à obtenir ce privilège et avoir la certitude que l’agence ne connaissait pas la crise ! Malgré la saturation que je sentais poindre, j’étais plus fière que jamais de la confiance que Bertrand m’accordait.
Bien qu’il ne fût pas du genre à évoquer une quelconque vie privée ou à s’intéresser aux petits secrets de ses salariés, je craignais à chaque instant une question au sujet de Marc et de mon temps libre. J’avais beau être en permanence sur le qui-vive, je n’avais aucune idée de ce que je lui répondrais. Après tout, ça ne le regardait pas ! Je me trompais lourdement, il ne fit aucune remarque et son attitude à mon égard ne changea pas d’un iota. Ce n’était finalement que le soir sous la couette que je pouvais laisser librement vagabonder mes pensées, me demandant comment Marc allait, je l’imaginais dans sa brocante avec son grand-père. J’aurais voulu savoir s’il pensait à moi et où tout ça allait nous mener. Il ne m’appelait pas, et, de mon côté, je repoussais au maximum le moment de le faire, pour mettre un peu de distance, et tester ma résistance à l’emprise qu’il semblait avoir déjà sur moi. Cependant, lorsque je fermais les yeux dans mon lit, sans plus avoir à lutter ni user d’artifice, je ne pensais qu’à lui, il me manquait ; ce n’était pas bon. Bizarrement, je ne m’étais jamais endormie si facilement depuis des années.
Ce samedi-là, je pris mon temps en rentrant de la piscine. Sans savoir pourquoi, mon regard fut aimanté par une famille, ils faisaient leurs courses du samedi, les enfants étaient déchaînés et les parents avaient le teint brouillé et le regard partagé entre l’amour pour leurs petits et la colère d’avoir été réveillés trop tôt un matin de week-end. La femme dut sentir que je les regardais, elle me jeta un coup d’œil peu amène et envieux ; j’avais grosso modo le même âge qu’elle, elle devait se dire que je me pavanais dans ma tenue de sport dernier cri, avant de rentrer dans mon appartement design et impeccablement rangé pour prendre une douche qui pourrait durer plus d’une heure, pendant laquelle personne ne m’embêterait, et qu’ensuite, si je le voulais, je pourrais profiter des derniers rayons de soleil de l’automne et déjeuner d’un croque-madame en terrasse, avant de faire quelques boutiques et de dépenser tout cet argent que j’emmagasinais en me défonçant au travail. Elle se disait probablement que ce soir j’irais dîner dans un resto à la mode, dans une superbe tenue de créateur, avec des amis, beaux, libres, sans contraintes, et peut-être même que je me trouverais un partenaire d’un soir qui m’enverrait au septième ciel. Alors qu’eux allaient courir toute la journée d’une activité à une autre, avant de mettre leurs enfants dans un bain et de se retrouver avec plus d’eau à l’extérieur qu’à l’intérieur de la baignoire ; elle s’énerverait après son mari, qui, pendant la transformation de la salle de bains en piscine, se serait accordé une toute petite pause devant Turbo, car ils étaient attendus chez des amis pour dîner, ces mêmes amis qui seraient à la même heure en pleine panique parce que rien n’était prêt. Elle finirait par arriver dans le séjour, s’égosillant sur l’amour de sa vie parce qu’elle allait devoir se préparer en quatrième vitesse et qu’elle se trouverait moche, et il lui répondrait qu’elle était très bien comme ça, qu’elle n’avait besoin de ne rien faire, elle lui renverrait qu’il n’en pensait pas un mot et tout finirait en éclats de rire. Le soir, chez leurs amis, ils parleraient de leurs enfants, comme toujours, mais aussi de leur recherche de location pour les prochaines vacances au ski, partageant leurs bons plans pour faire des économies parce qu’élever des enfants à Paris « oh… je n’en peux plus, j’ai l’impression de passer mon temps à payer ! »… Et puis, ils évoqueraient les uns les autres leur boulot, critiquant leur patron, rêvant à leur retraite, comptant le nombre de jours de congés ou de RTT qu’il leur restait. Ils rentreraient chez eux en réalisant qu’il était trop tard même s’ils avaient passé une très bonne soirée, que ça serait l’enfer le lendemain avec les enfants. Lui demanderait à sa femme : « Tu as bien dit à la baby-sitter qu’elle pouvait les laisser regarder la télé ? Je veux dormir demain matin ! » Ils s’endormiraient dans les bras l’un de l’autre, riant d’être trop feignants pour faire l’amour, se promettant de s’organiser un week-end en amoureux où ils ne sortiraient pas de la chambre d’hôtel et se disant qu’ils n’avaient pas envie de retourner au bureau lundi.
La femme et moi nous regardâmes dans les yeux ; elle venait de voir le même film que moi. Elle sourit, posa un regard tendre sur ses enfants et son mari, secoua la tête et les entraîna avec elle. Qui enviait qui, maintenant ? J’étais bien incapable de répondre.
À peine eus-je posé le pied dans mon appartement qu’il me sembla tout vide, je restai plantée dans l’entrée et attrapai mon portable. Je craquai. Après de nombreuses sonneries, je tombai sur le répondeur : « Salut, Marc, comment vas-tu ? Euh… je voulais savoir si tu avais envie qu’on se voie… ce soir ? Ou demain, si tu veux ? Rappelle-moi… je… je t’embrasse. » Je lâchai le téléphone sur la console de l’entrée comme le pire des objets de tentation et gagnai la salle de bains en parlant toute seule :
— Purée, ce que je suis conne !
Je pris tout mon temps pour me laver, j’optai pour la tenue qu’Alice m’avait choisie lors de notre journée shopping à la rentrée et m’habillai enfin. Je tournai en rond dans le salon, me demandant ce que j’allais faire du reste de ma journée. L’entrée, ou plutôt la console, m’attirait comme un aimant ; je m’en approchais régulièrement, des papillons dans le ventre, et vérifiais sur mon téléphone que je n’avais rien manqué : Marc ne m’avait pas rappelée. En même temps, ça ne faisait pas longtemps que je lui avais laissé un message. Ayant un petit creux, je me dis que le croque-madame auquel j’avais pensé un peu plus tôt n’était peut-être pas une si mauvaise idée. Naturellement, je me retrouvai du côté de l’agence, il n’y avait que par là que j’avais de bonnes adresses. Avantage de ce quartier d’affaires, je dénichai une place en terrasse. Me retrouver sous les rayons du soleil me fit penser à la Petite Fleur, et donc à mes parents. Avant d’être servie et de sortir ma tablette pour travailler, j’eus envie de les entendre. La voix de ma mère me fit à la fois sourire et monter les larmes aux yeux.