Je me sentis pousser des ailes. Pour la première fois, j’allais mettre à profit les connaissances accumulées toutes ces années sur cette espèce si particulière qu’étaient les hommes d’affaires — vaniteux, arrogants, sûrs d’eux, possessifs —, ils allaient comprendre vite fait qu’ils avaient affaire à une nouvelle Yaël et que, pour une fois, je comptais bien mener la danse des négociations. Fini, le respect poussé jusqu’à l’obséquiosité avec Sean et l’attitude défensive vis-à-vis de Gabriel. Allez, je vais secouer le cocotier ! Je me levai, ils se turent instantanément. Je déambulai dans la pièce, puis me figeai à égale distance de ces deux imbéciles, les bras croisés. Je les défiai du regard l’un après l’autre.
— Messieurs, pouvez-vous cesser immédiatement de vous comporter comme des coqs de basse-cour ? Vous êtes ridicules.
— Qu’est-ce qui vous prend, Yaël ? s’étonna Sean.
— De mieux en mieux, ricana Gabriel. Ça me plaît !
— Nous n’arriverons à rien si vous continuez comme ça. Je vous connais tous les deux, mieux que vous le pensez.
Je m’adressai à Sean, en anglais, sachant que Gabriel était tout à fait capable de comprendre ce que j’allais dire.
— Vous étiez d’accord pour rencontrer Gabriel. N’est-ce pas ? Alors arrêtez de jouer au patriarche avec lui, il n’a pas besoin d’un mentor, écoutez-le, c’est un instinctif, un audacieux, qui n’a pas peur de prendre des risques.
Puis je me tournai vers Gabriel, fier comme un paon après ma tirade élogieuse.
— Quant à vous, ôtez de votre visage cet air suffisant et ne jouez pas au sale gosse, vous avez devant vous un Capital Risk de renommée, réfléchi, qui pourrait vous embarquer dans des projets des plus fructueux. Ne faites pas votre beau et écoutez sa proposition. C’est compris ? Bien. Reprenons, maintenant.
Je me calai confortablement dans le fond de mon fauteuil. Gabriel siffla d’un air admiratif. Sa grossièreté était sans limites.
— Vous nous aviez caché ce tempérament de feu ! Vous êtes une femme, une vraie ! Ça vibre enfin !
Je ne pus retenir un sourire, satisfaite de ma prestation et, je dus me l’avouer, touchée par sa remarque.
— Ma chère Yaël, embraya Sean. Venez travailler pour moi ! Je vous veux plus que jamais dans mon équipe. J’en ai quelques-uns qui auraient aussi grandement besoin de se faire secouer les puces.
Je lui souris à son tour, et balayai négligemment d’un revers de main leurs remarques. Comme par hasard, la rencontre fut d’un coup plus productive, nous nous mîmes enfin au travail. Intérieurement, je jubilais, je savais que ça marcherait. Ils n’avaient quasiment pas besoin de moi, Gabriel baragouinait en anglais avec son accent de camelot, Sean faisait l’effort de le comprendre, et ils parlaient de futurs projets sans que je n’aie plus besoin d’intervenir ou presque.
La nuit était tombée depuis bien longtemps lorsque nous décidâmes de nous en tenir là pour une première fois. En commandant un taxi pour Sean, je pris conscience de l’heure tardive — 21 h 25 — et connaissance des dix appels en absence de Marc. Après tout, il savait que j’avais un rendez-vous professionnel important, je l’avais prévenu, et lui était toujours en retard. Gabriel, casque de moto sous le bras, nous escorta. Je sortis de l’immeuble, encadrée encore une fois par les deux hommes. Le taxi de Sean patientait.
— Je vous dépose, Yaël ? me demanda-t-il.
— Euh…
Je tournai la tête de tous les côtés, et finis par tomber sur Marc, adossé à sa Porsche, visage fermé, à quelques mètres de nous, pompant sur une roulée.
— Non, Sean. Désolée, je suis attendue…
— Vous me brisez le cœur, déclara-t-il d’un ton badin.
Puis il me fit un baisemain. Je sentis la main de Gabriel dans mon dos, il se pencha légèrement vers moi.
— Je comprends mieux, maintenant. Vous êtes une petite coquine, Yaël, en réalité ! Amusez-vous bien cette nuit.
Je me tournai plus franchement vers lui. Il avait repéré Marc, et le fixait, l’air canaille.
— Ne dépassez pas les bornes, Gabriel, tout de même, lui murmurai-je gentiment.
Il éclata de rire.
— Je suis heureux pour vous, Yaël. Vous voyez que j’ai toujours raison.
— Transmettez mes amitiés à votre femme. Je compte bientôt prendre rendez-vous avec elle à l’Atelier. C’est promis.
— Elle en sera ravie.
Je m’éloignai légèrement d’eux. Ils se serrèrent la main.
— Bonne soirée, messieurs. À très bientôt.
Je tournai les talons et marchai vers Marc, toujours aussi stoïque. Je lui souris, il resta de marbre. Ambiance. Au moment où j’arrivai devant lui, il grimpa dans la Porsche. Il n’allait quand même pas me faire une scène ! J’étais folle de joie d’avoir remporté mon pari, j’avais envie de partager ça avec lui, lui raconter de quelle manière je les avais retournés, il n’allait pas tout gâcher. J’eus à peine le temps de fermer ma portière qu’il démarra en trombe, et s’inséra agressivement dans la circulation. Des coups de klaxon retentirent derrière nous. Au bout de longues minutes, je brisai le silence :
— Je suis désolée pour mon retard.
— J’espère bien que tu es désolée ! J’ai poireauté une heure ! Ça va ? Le taxi te convient ?
Je soupirai.
— Écoute, c’était hyper important, je ne pouvais pas t’appeler.
Il me jeta un regard froid. Il serrait son volant de toutes ses forces, visiblement son moyen de canaliser la colère.
— Tu ne pouvais pas ou tu n’y as même pas pensé ?
Touchée.
— Je suis navrée… vraiment… j’étais coincée à ce rendez-vous.
— Coincée ! Ah oui, c’est vrai que tu avais l’air de souffrir entre ces deux mecs qui te pelotaient !
J’ouvris les yeux comme des billes. Il lui prend quoi, là ?
— Hein ? Non, mais attends, tu es malade ! C’est quoi cette crise de jalousie ?
— Tu es merveilleuse ! Franchement, ça ne va pas me retomber dessus ! On prévoit de passer la soirée ensemble, tu me fais attendre sans la moindre considération pour moi ou nos projets. Et quand enfin madame daigne sortir, c’est pour glousser collée serrée entre deux types qui se prennent pour des nababs !
Il commençait à me taper sur les nerfs, avec son instinct de mâle alpha ! Autant j’étais prête à m’excuser platement pour mon retard, mais certainement pas pour mon travail.
— Arrête-moi là, je monte dans un taxi et toi, va faire une pointe sur le périph’ si tu as besoin de te défouler ! Je n’ai pas d’énergie à consacrer à ta puérilité ! Tu crois que je le fais comment, mon job ? À trois mètres de mes clients, avec une burka ?
— Ça te parle, le respect ? me rétorqua-t-il.
— Je te retourne la question !
Je finis le trajet sans lui jeter un regard, mutique. Il s’arrêta en double file devant mon immeuble. Je me tournai vers lui, il me fixait, mâchoires serrées. Il se pencha vers moi. Je me reculai. Ah, non mon p’tit bonhomme ! C’est trop facile !